Bouéni : l’ancien maire face à la justice, entre trous de mémoire et favoritisme non assumé

À Bouéni, la gestion des marchés publics ressemblait plus à une réunion de famille qu’à une administration transparente. Face à la justice, l’ancien maire Mouslim Abdourahaman plaide l’ignorance, mais le parquet voit en lui l’incarnation d’un système gangrené par le clientélisme, monnaie courante à Mayotte.

Le spectacle était attendu, et il a tenu toutes ses promesses. Fini la planque à Majicavo, place aux explications. Mais à la barre, l’ancien maire de Bouéni, Mouslim Abdourahaman, préfère jouer la carte du poisson rouge fatigué. Il ne savait pas, il ne voyait pas, il n’avait pas le temps… Étrange, surtout quand il s’agit de millions d’euros de marchés publics distribués dans des conditions pour le moins douteuses. Sauf que, la justice n’a pas l’intention de se laisser rouler.

Face à lui, la présidente de chambre, Chantal Combeau n’est pas dupe. À chaque excuse, elle le reprend, à chaque explication vaseuse, elle enfonce le clou. « Vous ne sortez pas du ruisseau ! », finit-elle par lâcher, excédée par tant de mauvaise foi.  Le parquet, lui, ne cache pas sa lassitude. « Ce type d’infractions est particulièrement développé à Mayotte. Ce n’est pas le seul département concerné, mais il était important que la justice s’intéresse de près à ce type d’agissements. Ce type de gestion ne développe pas Mayotte, il l’appauvrit. » Car l’affaire Mouslim Abdourahaman n’est pas un simple dérapage. C’est un système.

Franchir les seuils sans se faire prendre : le saucissonnage en action

Chambre régionale des comptes, Mayotte
Mouslim Abdourahamane est incarcéré à la prison de Majicavo depuis le 3 janvier 2025

L’audience est une longue litanie de marchés publics découpés en petits morceaux pour éviter les appels d’offres. Débroussaillage, nettoyage des caniveaux, rénovation d’école, achats de photocopieurs… Tout y passe, et toujours de la même manière : un découpage stratégique juste en dessous des seuils légaux.  La présidente déroule la liste des dix-neufs marchés concernés, point par point. « 42 bons de commande pour du matériel informatique, 27 bons pour curer des caniveaux… Vous signez tout cela sans vous poser de questions ? »

L’ancien maire, juriste aguerri, passé par des fonctions de directeurs administratifs et financiers, joue soudainement les étourdis. « Je finissais tard le travail, je signais les parafeurs le soir après mes déplacements. Je faisais confiance à mes services mais ils étaient débordés de travail. » Sur cette déclaration, la juge ironise : « Quand on est surchargé de travail, on fait une seule procédure, on ne la divise pas en 27 fois ! » Puis vient le marché du débroussaillage, confié à une entreprise où le maire possédait des parts. 80.000 euros pour quelques coupes d’arbres. Coïncidence ? « C’est un hasard« , se défend-il mollement. « Comme par hasard, un marché pour votre frère, un autre pour un de vos associés, des sommes saucissonnées toujours en dessous des seuils de la procédure des marchés publics… Ça commence à sentir la fraude, non ? » persifle la présidente.  

Une mairie en famille ou l’art du piston

D’après la présidente, seize entrepreneurs impliqués dans le dossier avaient reconnu les infractions liées au non-respect des règles des marchés publics, notamment l’absence de mise en concurrence.

Mais les marchés publics ne sont qu’une partie du problème. Dans la mairie de Bouéni, on ne fait pas appel d’offres, mais on fait appel à la famille. « Vous avez embauché votre beau-frère, certaines de vos sœurs…« , énumère la présidente. L’ancien maire tente un dernier baroud d’honneur : « Deux de mes sœurs étaient déjà en poste avant mon élection ! ». Une réponse qui ne satisfait guère les magistrats. « Et votre beau-frère ? Comment expliquez-vous qu’il soit recruté alors qu’un autre candidat était arrivé premier après ce processus de recrutement ? », demande la présidente. 

Son beau-frère, Eric Noutai, justement, est à son tour invité à s’expliquer. Ex-directeur administratif et financier de la mairie, il a vu son salaire grimper de 2.400 euros à 6.700 euros nets en moins de dix ans. Une promotion express qui intrigue le parquet : « Comment justifiez-vous une telle évolution ? » Voix tremblante, il bredouille : « Je le vis comme une injustice… J’ai tout donné à cette mairie. » Le parquet ne se laisse pas attendrir. « En vérité, vous avez surtout tout pris. » Et ce n’est pas tout. Eric Noutai a également touché une somme jugée « astronomique » pour quarante-et-un jours de congés qu’il n’avait pas pris. Problème : selon un rapport de la chambre régionale des comptes, ce paiement était sept fois supérieur au montant légal, et surtout totalement illégal, les jours de congés étant normalement perdus après un certain délai… que Monsieur Noutai n’avait pas respecté.

Mayotte, victime d’un système bien rodé

La délinquance à col blanc particulièrement active à Mayotte est une menace pour l’économie de l’île, la confiance publique et la justice sociale

Mais au-delà du cas de Bouéni, le ministère public voit plus grand. Cette affaire, pour lui, n’est qu’un énième exemple du détournement systématique des finances publiques à Mayotte. L’avocat général, Françoise Toillon, est implacable : « Ce type d’infractions gangrène le département. Nous sommes tous victimes de ces pratiques. Le contribuable français est victime de cela et Mayotte mérite mieux. »

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 3,4 millions d’euros de marchés passés hors cadre légal, un déficit communal abyssal de quatre millions d’euros. Un département qui peine déjà à se développer ne peut pas se permettre des élus qui jouent avec l’argent public. L’avocat général assène : « Ce n’est pas un maire dépassé, c’est un maire qui a su exploiter le système à son avantage. Ces pratiques doivent cesser. Il faut que ces élus se rendent compte que ces infractions sont punies par la loi et se traduire par des condamnations sévères. C’est à ce prix là que Mayotte retrouvera une gestion plus saine de ses finances car malheureusement cette île en a bien besoin. » 

Elle demande donc la confirmation intégrale de la peine prononcée en première instance : trois ans de prison dont un an avec sursis, 50.000 euros d’amende et dix ans d’inéligibilité. Mouslim Abdourahaman reste impassible. Il attend son sort, qui sera scellé le 9 mai prochain. Mayotte, elle, attend mieux.

Mathilde Hangard

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