Tribune d’Issihaka Abdillah : « Lettre aux jeunes de Mayotte »

Un peu comme dans le film « sur les chemins de l’école », notre chroniqueur Issihaka Abdillah prend un enfant par la main, dans cette période troublée, pour lui rappeler ce magnifique levier social qu’est l’école, et l’inviter à ne pas manquer sa chance. Si elle est souvent décriée, il bon de rappeler à eux et à leurs parents, que c’est le lieu du savoir, et que lorsqu’on dit que les jeunes sont la richesse de l’île, c’est à tous ceux-là que l’on fait référence. Pour qu’ils soient le plus nombreux possible à se battre pour qu’on ouvre des bibliothèques afin que l’on ferme des prisons. Et que leurs parents les y incitent.

Lettre ouverte d’Issihaka Abdillah aux jeunes de Mayotte

Chers Jeunes, Chers amis,
Je vous écris aujourd’hui en marge des multiples actes de violence d’une extrême gravité qui secouent Mayotte ces derniers jours impliquant quelques uns de vos camarades. Deux jeunes lycéens ont été sauvagement assassinés en l’espace d’une semaine. Je suis un père de famille de Mayotte angoissé et inquiet car les deux jeunes assassinés auraient pu être mes propres enfants. En même temps, je sais que beaucoup d’entre vous n’approuvent pas cette violence et cherchent quotidiennement à s’en éloigner. Vous êtes très nombreux à vous lever courageusement très tôt le matin entre 3 heures et 4 heures pour rejoindre vos établissements d’enseignement ou de formation pour revenir très tardivement à la maison le soir. Vous êtes une immense majorité à croire aux valeurs de l’école et de l’éducation. Vous êtes plusieurs à être animés par l’esprit de réussite scolaire. Sachez une chose, vous êtes notre avenir et les responsables de demain.

Mayotte abrite actuellement la plus grande génération de jeunes de tous les temps, dont plus 100 000 sont scolarisés gratuitement. C’est une chance exceptionnelle pour vous car malheureusement, beaucoup de jeunes à travers le monde sont encore privés d’école et d’éducation. Plusieurs jeunes de votre âge dans le monde sont devenus des réfugiés ou des déplacés. De jeunes filles et de jeunes garçons sont encore pris dans des conflits militaires ou des catastrophes naturelles. Des éléments de toute une génération voient leur éducation menacée ou grandissent sans école. Le chemin à parcourir pour devenir des adultes libres est barré et l’ascenseur social est mis à l’arrêt. Leur propre identité, leur autonomie et leur droit aux savoirs sont confisqués. Par la force des choses, certains sont devenus adultes avant l’âge car ils doivent prendre soin de leurs parents, de leurs petits frères et sœurs, doivent faire face à la menace grandissante de la faim ou de la violence domestique ou sexuelle, ou encore à la perspective d’avoir à renoncer à leurs études pour de bon ou encore être la proie de la prostitution.

Aux jeunes : « Vous avez l’opportunité de construire l’avenir de Mayotte »

Vous avez l’opportunité et une chance extraordinaire de pouvoir construire votre avenir et celui de Mayotte. Vous êtes à un moment de votre vie où vous avez d’énormes possibilités de développer des compétences, d’apprendre, de vous engager en tant que citoyens libres et responsables pour acquérir des bonnes habitudes de la vie. Vous êtes aussi à une étape de votre vie où vous avez encore la possibilité d’échapper à la pauvreté, de tordre le coup à la délinquance et de vous éloigner de la violence. Vous avez aussi l’opportunité de fixer un cap pour l’avenir, pour vous construire mentalement et intellectuellement car vos capacités d’apprentissage sont extrêmement importantes encore. Vous êtes à un âge où vous pouvez vous construire en tant que futur acteur libre et responsable. Vous n’avez pas le droit de rater ces moments car les occasions et les rendez-vous manqués d’acquérir des connaissances et des compétences, de bonnes habitudes de vie et le désir d’être acteur de la société peuvent s’avérer extrêmement coûteux à remédier plus tard. Vous représentez une énorme ressource et acteurs précieux de votre avenir et celui de notre île. Je sais que vous pouvez être également une génération résiliente et pleine de ressources qui saura s’engager, revendiquer et réclamer dans un esprit apaisé:
> Des internats de resocialisation pour cultiver un esprit du vivre-ensemble, pour vous connaitre davantage dans votre diversité, pour de meilleures conditions d’encadrement détour indispensable pour une réussite scolaire. Vous avez aussi besoin de rompre avec le réveil précoce quotidien (3heures ou 4heures du matin) pour vous rendre à l’école,

> Une université de plein exercice avec des filières supérieures qui collent à la réalité socioéconomique et aux besoins de notre tissu économique,

> Des bibliothèques, des médiathèques dans les villages et dans les quartiers bien dotées en ressources documentaires contribuant au maintien de la liberté intellectuelle, à l’accès aux savoirs, à la préservation des valeurs démocratiques. La bibliothèque ou la médiathèque ont la vertu de pouvoir accueillir ses utilisateurs sans distinction d’âge, de sexe, de race, de religion, de statut social, quelque soit le degré d’alphabétisation, ou d’appartenance politique,

> Une action en faveur du climat et de la reconquête et de la protection de notre biodiversité,

> Une action en faveur de notre ressource en eau et une politique volontariste en faveur de la transition énergétique pour un territoire durable,

> Une action forte en faveur de l’égalité des genres et une école laïque,

> Une politique sociale volontariste et ambitieuse en faveur des familles les moins aisées,

> Une politique volontariste de réduction de la fracture numérique et le développement du très haut débit.

« JE VOUS INVITE A PLUS D’ENGAGEMENT, A PLUS DE CITOYENNETE ET PLUS DE CIVISME »

Se battre pour une université de plein exercice

Mes amis les jeunes, vous pouvez dès aujourd’hui être les bâtisseurs de paix et de sérénité dans et en dehors de vos établissements scolaires. Vous pouvez devenir les ardents défenseurs de la cohésion sociale à l’heure de la distanciation sociale, les promoteurs du vivre-ensemble et de l’harmonie. Je vous invite à plus d’engagement, à plus de citoyenneté et plus de civisme pour mettre fin à la violence juvénile qui gangrène notre société. A votre âge, une métamorphose physique s’opère et des interrogations font surface. Vous avez une occasion formidable pour nouer ou renouer le dialogue avec vos parents, vos tantes et oncles qui constituent un réseau de conseils inépuisables. Ils peuvent vous aider à franchir d’innombrables obstacles. Eux aussi ont un vécu en tant que jeunes et une expertise de mères ou de pères de famille.

Par ailleurs, sachez qu’à chaque fois qu’un collégien, qu’un jeune lycée est assassiné, c’est notre école laïque et gratuite qui recule, qui pleure et qui perd un élément de cette grande communauté éducative. C’est le combat de nos parents, de nos aînés pour la liberté qui est également menacé. A chaque fois qu’un jeune tombe, c’est notre société qui compromet un peu plus son avenir, qui se prive d’un futur talent. Un jeune qui meurt, c’est le rêve d’une mère, d’un père et de toute une communauté qui est brisé. Et lorsqu’un jeune est tué, c’est une maman aimante qui est définitivement meurtrie dans sa chair. L’école ne doit pas être un mouroir. Elle est un lieu d’apprentissage, d’acquisition de savoirs-être, de connaissances et de compétences, un sanctuaire inviolable de construction commune de notre identité et de nos libertés. L’école est aussi le cordon ombilical qui nous lie à la République sans distinction de race, de religion, de couleur ou de nationalité.

Mes chers amis, depuis plusieurs jours, des actes de violence extrêmement horribles secouent Mayotte. En tant que père de famille, je suis révolté et préoccupé à la fois par le phénomène et par son organisation. On parle de gangs organisés et constitués pour commettre des délits, pour tuer, pour assassiner. L’autre caractéristique de cette violence est aussi sa juvénilité. Si la jeunesse s’apparente à une croisière mouvementée, elle doit être surtout une période de maturation et de transition progressive de l’enfance à l’âge adulte. Malheureusement, parmi vous certains ont fait le choix de la violence, c’est bien déplorable car d’autres voies plus nobles existent. Je voudrais parler de l’école de la République, notre socle commun d’intégration, qui ouvre grandement ses portes à tous.

Chers jeunes, en ce moment, vous avez entre 13 et 18 ans ou plus. Vous êtes à un âge où le premier flirt fait son apparition. Vous êtes un peu ou beaucoup amoureux d’elles. Vous éprouvez des sentiments amoureusement partagés. Vous vous échangez plusieurs messages par jour. Vous avez des rêves pleins la tête et beaucoup d’ambitions tant sur le plan professionnel que personnel. Vous rêvez du monde et de liberté et beaucoup d’images en tête. De l’autre côté, les parents fondent énormément d’espoirs sur vous. Ne gâchez pas tout. Mourir très jeune est une épreuve difficilement supportable pour une mère, c’est un gâchis pour la communauté. La vie s’arrête brusquement et tout devient sombre. Bref, c’est tout un espoir qui est brisé.

« Survivre en paix », un texte de prisonnier, « pas besoin de passer par la case prison pour être un homme »

Mes chers amis, un assassinat commis conduit irrémédiablement son auteur en prison. La prison n’est pas une destination de rêve. Elle déconstruit l’homme et démolit l’individu, elle brise, broie les pensées, les espoirs et anéantit les rêves des parents et des proches. La première chose inattendue qui vous arrive en prison est la confiscation de votre liberté : fini le téléphone portable, point de messages aux petites amies tant aimées, tant désirées. Vous perdez illico votre liberté en même temps que votre dignité. Votre jeunesse est terminée et vos rêves deviennent des cauchemars. Vous comprendrez rapidement qu’après avoir joué le « dur », « le chef de gang» en liberté, vous êtes moins que rien derrière les barreaux. Vous avez rompu volontairement le lien avec la société en outrepassant ses codes sociaux. La société toute entière va aussi se rebeller contre vous et mêmes les proches et les intimes vont rapidement vous tourner le dos. Après quelques semaines d’absence, les filles que vous avez tant aimées, celles avec lesquelles tant de SMS ont été échangés, s’en iront voir ailleurs parce que brusquement vous êtes devenus inaccessibles avec une étiquettes d’assassins et de meurtriers. Les filles sont très majoritairement animées de patience et de fidélité mais elles n’attendront pas 20 ou 30 ans.

Chers jeunes, je signe cette lettre non pas pour me dresser en donneur de leçons mais dans l’espoir que vous prendrez le temps de la lire attentivement. En prenant la peine de vous écrire, j’ai voulu aussi réaliser un acte citoyen et partager avec vous mes doutes, mes angoisses, mes inquiétudes mais également mes espoirs pour que la jeunesse mahoraise ne soit pas juste une variable d’ajustement dans nos politiques publiques. Vous êtes nombreux à exprimer des doléances, des demandes et des attentes pressantes. Vous avez besoin d’écoute et d’échange, de dialogue et d’une oreille attentive. Les femmes et les hommes de cette île qui sont surtout vos mères et vos pères sont le premier relai de dialogue, d’écoute et constituent le transmetteur par excellence de conseils, quelque soit leur degré d’alphabétisation. Je suis convaincu que vous prendrez de nouvelles orientations majeures et indispensables, des engagements forts et fermes pour bâtir ensemble, aujourd’hui et demain, l’école de la réussite dans un territoire apaisé et juste, solidaire et durable. Notre île a besoin de vous en tant qu’hommes libres d’esprit, ouverts au monde, diplômés, qualifiés, experts et responsables. Mayotte a besoin de toutes les qualifications, de toutes les expertises socioculturelles et économiques endogènes pour comprendre les mutations en mouvement et mieux accompagner son développement.

Issihaka ABDILLAH

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