Violences sur mineurs : la parole se libère peu à peu malgré des pressions communautaires énormes

Le 32e anniversaire de la convention internationale des droits de l'enfant était l'occasion d'un colloque au CUFR. Le recteur et le procureur y ont exposé des chiffres glaçants, sans doute en deçà de la réalité. Les échanges ont aussi permis d'exposer des éléments culturels afin de faire tomber les barrières, et accélérer la dynamique de libération de la parole, à l'oeuvre depuis plusieurs mois.

Quelle est l’ampleur des violences, notamment sexuelles, visant des mineurs à Mayotte, et comment l’expliquer et les combattre ? C’était en substance l’objet du colloque organisé par le collectif multipartenarial Haki Za Wanatsa et intitulé « parler, comprendre et agir ».

Des acteurs impliqués comme le recteur Gilles Halbout ou le procureur Yann Le Bris ont exposé sans fard des données chiffrées à leur disposition, qui donnent un aperçu non exhaustif de l’ampleur des violences sur les mineurs à Mayotte. Ainsi dans l’Education nationale, ce sont pas moins de 13 000 enfants qui sont suivis par les assistantes sociales du rectorat. « C’est un chiffre en hausse » note le recteur qui dresse plusieurs constat. D’abord, la moitié de ces suivis émanent des élèves eux-mêmes. « C’est le fruit du travail mené pour libérer la parole » analyse Gilles Halbout. Deuxième source de remontées en hausse, celles émanant des équipes pédagogiques. « C’est le signe que le travail de sensibilisation fonctionne » poursuit le recteur.

Mais un point noir est à soulever, puisqu’à l’inverse, les saisies des assistantes sociales par les familles « sont en forte baisse ».
Bien sûr tous les dossiers ne concernent pas des violences : 3 dossiers sur 4 confiés aux services sociaux du rectorat concernent en effet des difficultés économiques. Mais pour plus de 3000 élèves il s’agit bien de faits de violences « très souvent de nature sexuelle » et généralement intrafamiliales.

De même, les signalements sont au augmentation, en 4 ans ils ont augmenté de 50%, passant de 205 en 2018 à 326 cette année. Une augmentation qui explique peut-être que plus de faits graves sont remontés. Ainsi en 2020, 9 cas de mariages forcés ont été signalés pour des mineures de moins de 15 ans. Il y en a eu 14 en 2021, soit là encore, 50% de plus.

Des « constats partagés » par le procureur Yann Le Bris, qui ne voit toutefois qu’une partie de ces dossiers arriver sur son bureau, soit « 150 à 180 procédures par an » dont une cinquantaine de viols sur des mineurs de moins de 15 ans, et 70 à 80 procédures pour des violences non sexuelles. La réponse pénale est encore plus insatisfaisante puisque seule une affaire sur deux donne lieu à une condamnation. En cause, la fréquente disparition des victimes ou des suspects qui, faute de pouvoir être entendus, freinent l’action pénale.

Des chiffres effrayants, d’autant que, rappelle justement le procureur « derrière ces chiffres il y a des personnes, on ne traite pas des dossiers mais des situations individuelles. On n’en fera jamais assez » poursuit le chef du parquet de Mamoudzou.

Ce dernier rejoint toutefois le recteur sur un point positif qui tient dans la libération progressive de la parole. « On voit de plus en plus de mineures qui vont dire aux adultes qu’il se passe quelque chose, souvent les petites sœurs ou les grandes sœurs qui passent outre l’avis de leur famille. On sent un mouvement positif » conclut-il, estimant que cette journée d’échanges est à la fois « l’aboutissement d’un travail » entamé en début d’année, mais aussi « le point de départ pour nous mobiliser ».

Préfet, recteur, procureur, directeur de Mlezi, témoignaient de l’importance accordée à ce colloque, fruit de mois de travail acharné

Parmi les engagements, celui de la création d’ici un an et demi d’un centre médicolégal de plein exercice, alors qu’actuellement Mayotte ne dispose que d’un légiste à temps partiel. Une situation catastrophique puisque sur les quelque 350 victimes de viol qui consultent chaque année aux urgences, à peine 10% sont examinées en médecine légale. Une « déperdition énorme » déplorée par le procureur qui illustre le manque de moyens par un cas terrible : « une femme violée a attendu pendant 33 heures aux urgences avant d’être prise en charge ». Des éléments qui « nous ont glacés » a embrayé le préfet, estimant qu’il fallait « développer des politiques publiques pour parler, comprendre et agir » notamment en améliorant l’accueil des victimes et les actions de prévention de proximité.

Des actions qui ne pourront véritablement se mettre en place qu’avec une compréhension mutuelle des termes et des perceptions de chacun. Comment parler d’agressions sexuelles ou d’intimité, quand ces termes n’ont pas de traduction précise en shimaore ? Comment convaincre les victimes de parler, quand les notions de virginité et d’honneur familial priment encore souvent sur le bien-être de l’enfant ou du jeune adulte ? La psychologue Lucie Kiledjan, qui travaille sur Mayotte depuis 5 ans, relate ainsi cette phrase d’une tante à sa nièce, qui lui disait « tu ne peux pas avoir été violée puisque tu n’est plus vierge ». Ou ce témoignage d’une mineure qui expliquait que « lorsque j’ai été pénétrée, tout ce que je voyais c’était le visage de ma mère, qui allait mourir de honte ».
Et comment s’assurer que la honte change enfin de camp, quand trop souvent le viol d’un enfant se règle à l’amiable par le paiement d’une « réparation », le « droit », qui vise à compenser la dot perdue faute de virginité.

Car si la parole se libère, grâce à des jeunes filles courageuses qui osent aller à l’encontre de la rumeur villageoise pour saisir la justice républicaine, une forme de repli communautaire et de « radicalisation » autour de la virginité est aussi constatée par le sociologue Combo Abdallah Combo, qui note une dichotomie entre une intimité unanimement jugée « taboue » à Mayotte, et paradoxalement exposée publiquement, avec la démonstration du drap nuptial après la nuit de noce par exemple, pratique d’un autre temps qui fait son retour. Ou pire, le cas, en 2021, d’une jeune mariée déflorée « avec le doigt » par les femmes du village car son mari avait « un blocage ». Un viol en réunion qui ne dit pas son nom.

Des dizaines de personnes étaient réunies dans l’amphi du CUFR qui accueillait le colloque

Lucie Kiledjan décrit un « télescopage » des droits pénal et coutumier dans lequel le signalement d’une agression revêt des enjeux judiciaires, certes, mais aussi familiaux et communautaires non négligeables. Il importe donc que ce genre de dialogue se poursuive et se renforce. Pour que les acteurs de la justice républicaine comprennent mieux ce qui peut se passer dans la tête d’une victime ou de ses parents, voire d’un agresseur pour qui le consentement peut être un concept abscons, mais aussi pour certains habitants notamment ruraux, étrangers ou non, qui ont toutes les peines du monde à comprendre ce que le droit français attend d’eux en matière d’intimité. La présence du procureur et d’un juge d’instruction à ce colloque participe d’une volonté de l’institution judiciaire de mieux comprendre ces spécificités locales, qui ont désarçonné plus d’un magistrat à son arrivée sur le territoire.

Y.D.

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