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Mamoudzou

Violences, nos mémoires blessées

Cet article, qui ne se veut pas exhaustif a été construit en trois semaines, où cinq femmes ont accepté de témoigner, à voix nue et à visage découvert, sur leur état psychologique dans ce contexte de violence, celui de leurs enfants, de leurs patients ou tout simplement sur celui des gens à Mayotte.

Mayotte est un territoire souvent instable. Pas une journée ne se passe sans histoire amusante ou stressante. On pourrait rapprocher ce constat d’autres territoires mais pas d’autres départements, d’une superficie aussi petite que Mayotte et à cette même constance. À Mayotte, chaque jour, des jeunes s’affrontent, règlent leurs comptes, volent ou agressent des habitants. Comme un « quartier » sous l’emprise d’actes de délinquance mais qui serait étendu à tout l’île et dont on ne pourrait pleinement s’extraire. Ici, à chaque jour, suffit sa peine, comme sa chance, au point de perturber notre psychologie collective, en propageant un sentiment de prudence, parfois d’insécurité ou même de peur.

Faouzia*

À la question de savoir comment elle se sent, Faouzia peine à nous répondre. Le 13 mars, alors qu’elle est chez elle à Koungou, elle et sa petite fille de bientôt 4 ans ont entendu des tirs de gaz lacrymogènes à leur réveil. Jusqu’à tard dans la nuit, des cris et des détonations ont accentué leur inquiétude : « Ma fille sursaute au moindre bruit ». Avant de dormir, la fille de Faouzia demande à sa mère de fermer toutes les portes, fenêtres, rideaux et stores, pour ne pas « être attaquée par des méchants. » Depuis que sa fille est née, Faouzia craint d’autant plus ces violences. Pour se rapprocher de son lieu de travail, elle avait envisagé de chercher un travail à Koungou : « Mais même si je trouvais un travail à Koungou, même dans le village tu es pris pour cible », avait-elle confié. 

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À Mayotte, les réponses ne sont pas évidentes pour répondre à ces problématiques de violence.

Chaque jour, Faouzia s’efforce de trouver les mots pour rassurer sa fille : « Je suis obligée de lui dire ce qu’il se passe. J’essaie de lui expliquer que dehors des personnes, ne respectent pas la loi, des règles, le vivre-ensemble (…) que la police est là pour empêcher qu’ils fassent des bêtises (…) Je lui dis que ce sont des gens qui n’écoutent pas leurs parents, qui lancent des cailloux, qui frappent les personnes (…) que ce n’est pas bien la violence (…) avec des mots simples pour qu’elle arrive à comprendre. » 

Dans ce contexte, la fille de Faouzia réclame constamment de « partir en voyage ». Et si cet échappatoire ponctuel leur permet de pouvoir souffler, Faouzia refuse encore à ce stade de quitter l’île : « Mais si on quitte tous Mayotte, qui va rester là ? Chacun doit prendre ses responsabilités, à commencer par les parents qui sont les premiers à éduquer leurs enfants, les maires, l’Etat ! » Si Faouzia a accepté de nous livrer son témoignage, c’est parce que d’après elle, il « n’est plus possible de garder le silence. Si on ne dit rien, cela ne va pas résoudre les choses. » 

Houssamie

Alors qu’elle exerce en qualité de psychologue en libéral le vendredi et un samedi sur deux, en l’espace d’un mois, Houssamie a pris en charge trois patients atteints d’un psycho-traumatisme : « Sur quatre consultations, j’ai vu trois patients psycho-traumatisés (…) ils sont venus consulter pendant les barrages, c’est-à-dire lorsque les gens ne pouvaient pas circuler (…) qu’est-ce que cela aurait été si les gens avaient pu circuler normalement et à l’échelle de tout le territoire ? », a demandé la praticienne d’une voix calme mais grave. D’après elle, ce constat est d’autant inquiétant que certains patients, dont les enfants, n’osent pas s’exprimer et que pour beaucoup de personnes aller voir un psychologue est encore une démarche tabou. 

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Intrusion au sein du collège de M’Gombani lors d’une journée de violences dans et aux abords de trois établissements scolaires le 1er février 2024 (DR)

En consultation avec ses patients, la peur de se déplacer revient constamment : « Actuellement, par exemple, les parents ne voient plus en l’école, un lieu sûr, sécurisant et sécurisé, comme avant. C’est triste à dire mais c’est une réalité. Aujourd’hui aller à l’école, pour certains parents qui accompagnent leurs enfants ou pour les enfants eux-mêmes, c’est prendre un risque, celui d’être directement exposé à des violences ou d’en être un témoin. » Depuis plusieurs mois, les établissements et les transports scolaires sont régulièrement des cibles pour les délinquants. À l’heure où nous rédigeons cet article, c’est un record pour une seule matinée, où dix-neuf bus scolaires ont été caillassés. 

Si de nombreux patients arrivent déstabilisés, fatigués ou choqués de ces violences au cabinet de Houssamie, ils viennent aussi culpabilisés, surtout lorsqu’ils n’ont pas été directement agressés : « Les patients culpabilisent même de consulter. Ils se disent que les autres arrivent à dépasser tout cela et pas eux. » Mais pour la clinicienne, oser dire que l’on ne se sent pas bien dans un contexte violent est une réaction « saine et lucide ». 

Malika 

Tous les matins, Malika se réveille dans un esprit positif mais aussi dans le « doute » de savoir si les gens avec qui elle a rendez-vous pourront se déplacer. En qualité de conseillère familiale et conjugale pour le conseil départemental, ce sont surtout des femmes et des mineurs que Malika rencontre. Si pour elle, accompagner des personnes victimes de violences sexuelles et conjugales est « un sujet du quotidien », il est d’autant plus lourd pour les patients avec ces violences qui bousculent le territoire : « C’est une addition très lourde à supporter pour les patients et notamment les femmes. Elles ont déjà des violences dans leur histoire et il y a ces violences qui traversent leurs journées. »

Les violences urbaines sont si régulières à Mayotte que les véhicules de secours sont régulièrement des cibles.

Malika questionne les silences posés par des enfants en consultation : « Certains mineurs ont peur d’aller en classe, ils ont la boule au ventre de prendre le bus. Certains ne disent rien. Ce sont souvent les mères, les soeurs, les tantes, qui racontent. » Mais, elle s’interroge également sur le contexte : « La zone du nord de Mamoudzou me questionne vraiment (…) Que faire dans une zone crainte par beaucoup ? Pourquoi les gens ont peur ? Qu’est-ce qu’on peut proposer aux victimes mais aussi aux jeunes qui commettent ces violences ? » Ce climat s’insécurité continue de faire fuir certains professionnels de l’île et complique la tâche de ceux qui sont restés : « On a rarement vu ailleurs qu’à Mayotte, autant de gens qui ne peuvent pas se rendre au travail pour des raisons sécuritaires. » 

Malika parle de communication quotidienne à l’image d’un talkie-walkie entre ses collègues où avant de partir en intervention sur le territoire, les moyens de communication sont largement déployés pour s’assurer que la route est sécurisée : « Pour partir en intervention, on se demande tout le temps, on y va ou on n’y va pas ? »

Emmanuelle

Ce sentiment d’insécurité, Emmanuelle le définit avec soin : « Le sentiment d’insécurité est différent de la sûreté en elle-même. C’est à dire que l’on peut avoir peur et ne pas être dans une situation dangereuse. Or à Mayotte, tout le monde est dans une situation potentiellement dangereuse. On ne sait pas à quel endroit la situation peut dégénérer. » 

Pour cette professionnelle de santé, spécialisée dans la prise en charge des adolescents victimes de violences, un stress qui durerait plus d’un mois suite à un événement peut causer un traumatisme psychologique ou conduire à un état de stress post-traumatique : « Par exemple, si on a vu une agression, on peut avoir des cauchemars, des évitements, comme ne plus pouvoir sortir de la maison, sursauter au moindre bruit, ne pas réussir à s’endormir (…) Chez les enfants, qui sont très perméables à tout l’environnement extérieur, cela peut conduire à un état dépressif mais aussi des régressions dans l’état de l’enfant. Il peut y avoir un avant et un après, où avant un enfant allait bien et après ce même enfant n’est plus le même (…) il peut ne plus se concentrer à l’école par exemple. C’est tout cela le psycho-traumatisme. »  

Des enfants traumatisés, Emmanuelle en rencontre : « De nombreux enfants et adolescents ont été psycho-traumatisés, parce qu’ils ont vu quelqu’un se faire tuer, se faire découper, avoir le couteau sous la gorge, ou avoir l’impression qu’ils allaient mourir. » 

En 2023, près de 700 bangas avaient été détruits dans le cadre de l’opération Wuambushu.

D’après l’infirmière, « dès qu’une personne est psycho-traumatisée, elle est plus sensible aux bruits et au contexte », la victime peut « sursauter au moindre bruit. » Emmanuelle se souvient d’une jeune fille qui avait été psycho-traumatisée. Cette patiente continuait à vivre normalement jusqu’au déploiement de l’opération Wuambushu où « tout est revenu dans sa mémoire, car les tirs et l’ambiance de l’insécurité, peuvent faire revivre une angoisse du passé. » Emmanuelle précise que le traumatisme est avant tout « une blessure de la mémoire (…) le souvenir reste dans la mémoire traumatique, il ne se met pas dans le passé, donc, dans la mémoire autobiographique et au lieu d’être un souvenir, il va revenir dans le présent. » Les patients psycho-traumatisés qui n’auraient pas été pris en charge, peuvent au moindre bruit ou à la moindre odeur « avoir le coeur qui s’accélère, du même niveau que lors du stress qu’ils ont vécu pendant leur traumatisme. »

Ainsi, pour être en sécurité, de nombreux enfants vont mettre en place des « stratégies d’évitement », en abandonnant, par exemple, certaines de leurs activités de loisirs pour éviter d’être confrontés à d’éventuelles violences : « Les jeunes sont souvent très sensibles. Dès qu’ils sentent du danger, ils vont mettre en place des stratégies d’évitement (…) avant ils allaient au sport et pour ne plus y aller, ils vont dire qu’ils n’aiment plus, qu’ils ont mal quelque part… » Emmanuelle évoque ainsi le souvenir d’un jeune, qu’elle recevait seul en consultation à Mamoudzou. Mais depuis que les consultations se réalisent à Mtsapéré, l’adolescent s’y rend avec ses parents : « Ici il sait qu’il est surveillé donc il vient avec ses parents et il se laisse pousser les cheveux pour ne pas être repérés par les délinquants. Il dit que lorsqu’il ira étudier en métropole et il se coupera les cheveux. » 

Mathilde

Mais si les patients sont victimes de violences, les soignants et les agents aussi le sont aussi, d’après Mathilde, coordinatrice sage-femme en PMI : « À Mayotte, les violences n’épargnent personne. » Comme manager, Mathilde explique : « C’est difficile pour les agents d’être disponibles à 100% mentalement pour accueillir et orienter les usagers, car eux-mêmes ont peur, quand ils viennent travailler ou lorsqu’ils sont ici. Certains ont peur que quelqu’un entre dans la PMI. Le soir, ils ne savent pas non plus s’ils pourront rentrer chez eux intacts. » 

Le contexte social, politique et sécuritaire prend alors une place importante dans les esprits des habitants de Mayotte : « Si on ajoute à cela le fait que l’on manque de professionnels, et notamment des professionnels de santé sur le territoire, et que les professionnels qui sont présents, font leur maximum, mais qui ne sont pas toujours disponibles pour travailler dans de bonnes conditions en raison du contexte, cela représente quand même une perte de chances pour nos usagers et patients, qui sont eux-mêmes déjà des victimes dans leur quotidien », déplore la sage-femme. Ce propos marque ainsi une dichotomie difficile à articuler, pourtant réelle et largement vécue, où de nombreuses personnes ont vécu « des violences individuelles dans leur histoire et qui vivent aussi dans un contexte généralisé de violences à Mayotte. »

La crise des barrages a eu un impact majeur sur le système de santé

Selon Mathilde, il n’y aurait pas plus de violence qu’avant mais les agressions commises seraient plus graves et plus généralisées qu’auparavant : « Avant il y avait des menaces ou des caillassages avec moins de passages à l’acte. Mais aujourd’hui, il y a des agressions graves, notamment à la machette, parfois avec d’autres armes, qui ne sont pas que des règlements de compte ». D’après la sage-femme, avant certaines agressions étaient des « agressions de nécessité » : « Avant il y avait plus d’agression de nécessité pour manger avec des cambriolages où la nourriture était volée. » 

Aujourd’hui, elle constate que ces violences se sont aggravées et les revendications sont difficiles à cerner. Mathilde raconte qu’un jour, alors qu’elle était en service, elle et ses collègues ont été caillassés alors qu’ils se trouvaient dans un des camions du Centre régional de coordination des dépistages des cancers, à Dzoumogné : « Les jeunes étaient cachés derrière le camion, on a été caillassés et obligés de partir. » Alors que les PMI vont se doter de bus mobiles « pour aller vers la population dans les quartiers les plus éloignés », pour reprendre les propos de Madi Velou, on peut craindre pour la sécurité des agents, qui pourraient être davantage des cibles qu’au sein de leurs locaux. Pour cette professionnelle de santé, on ne peut qu’espérer que des mouvements sociaux ne se remettent pas en place à Mayotte, car la succession de ces crises entraîne « une surcharge mentale pour la population, qui entre régulièrement dans une nouvelle crise avant même la fin de la précédente. »

Cet article est dédié aux voix connues ou méconnues de ces cinq femmes, liées par le même besoin d’informer, pour elles mais surtout pour les autres, qui ploient parfois mais ne succombent pas. Chacune d’entre elles est un peu nous. Les impacts de ces violences sur la psychologie collective sont tels qu’ils représentent une réelle problématique sociétale et de santé publique pour laquelle les autorités vont devoir agir.

Mathilde Hangard 

* Pour préserver l’identité de cette personne, son nom a été changé.

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