« Qui fait quoi à Mayotte ? », telle est la question à laquelle s’efforce de répondre le Cesem depuis plus d’un an. Du fait d’une départementalisation progressive et mal préparée, car non anticipée par les gouvernements ayant précédé le mandat de Nicolas Sarkozy, les institutions mahoraises sont un véritable embrouillamini qui ne permet guère une gestion efficace du territoire. Pour preuve, l’actuelle crise de l’eau et les problèmes de sécurité qui auraient largement pu être anticipés en amont. « Nous sommes partis de zéro car à l’origine l’Etat n’avait pas l’idée de faire un jour de Mayotte un département », a déclaré El-Amine Mohamed Ali, ancien DGA Solidarité et Développement Social au conseil départemental. « Il avait donc créé à Mayotte des directions fragiles et hybrides sur les cendres desquelles nous avons été obligés de nous appuyer quand nous sommes devenus département en 2011 », a-t-il poursuivi.
La manière même dont Mayotte a été départementalisée pose question. En 2011, l’île est devenue « une collectivité unique appelée département » avec un exécutif et une assemblée unique, le conseil départemental et son président. « Une véritable singularité par rapport aux autres départements d’outre-mer. Mayotte n’est ni une collectivité territoriale comme La Guyane ou la Martinique, ni un département-région géré comme la Guadeloupe ou La Réunion. C’est un département-région gouverné par une assemblée unique, une singularité mahoraise », explique Soibahadine Ramadani, l’ancien président du conseil départemental sous l’égide duquel se tenait ce forum. Une analyse qu’a confirmé Thomas M’Saïdié, maître de Conférences en droit public, qui a qualifié Mayotte de « véritable ovni juridique ».
Le train de la décentralisation pris alors même que le processus de départementalisation n’était, et n’est toujours pas, complètement achevé
Soibahadine Ramadani l’a rappelé lors de ce forum : depuis le départ, l’Etat avait prévu une départementalisation progressive et donc une convergence des droits qui ne se fera pas avant une génération (20 à 25 ans). Or la décentralisation et la déconcentration ayant commencé dans les autres départements depuis 1982, il a fallu prendre ce train en marche malgré tout. D’où un sacré bazar dans la répartition des compétences et une connaissance approximative de leur rôle de la part des acteurs politiques eux-mêmes. Une situation qui explique la mauvaise gestion de l’île dont l’actuelle crise de l’eau n’est que l’un des plus funestes exemples. « Nous nous retrouvons à exercer une compétence régionale sans financement régionaux et certaines compétences qui devraient relever des collectivités sont en réalité prises en charge par l’Etat comme les routes nationales, la construction des collèges et des lycées ou encore la restauration scolaire », explique l’ancien président du conseil départemental et ancien sénateur.
Des propos que confirme Ivan Postel-Vinet, directeur de l’Agence Française de Développement (AFD) : « L’Etat continue d’intervenir massivement même dans ce qui relève des compétences locales et les collectivités restent fragiles financièrement du fait d’un taux d’encadrement trop bas », a-t-il affirmé au cours du forum.
L’Etat dans la ligne de mire du Cesem
Cet interventionnisme de l’Etat, qui pourrait être vu comme une manière de pallier les défaillances des collectivités, est en réalité mal perçue par beaucoup d’élus et de membres du Cesem. « Après avoir élaboré notre rapport, un premier constat s’est imposé : notre territoire est soumis à de nombreuses dérogations institutionnalisées. Tout est fait pour que nous ne puissions pas rentrer dans le droit commun », vitupère Saoudat Abdou, la représentante du monde économique au sein du Cesem. Elle explique que, si à l’origine la progressivité de la départementalisation de Mayotte a été instaurée pour faire monter petit à petit les compétences des collectivités jusqu’à un niveau national, dans la réalité ce n’est pas ce qu’il se passe. « Cette progressivité, nous la subissons ! L’Etat nous impose des spécificités qui sont utilisées contre nous comme les titres de séjour territorialisés pour ne citer que cet exemple-là », a-t-elle poursuivi.
L’Etat serait-il donc en réalité l’ennemi de Mayotte ? La question a été posée sans filtre lors de ce forum puisque le caractère tendu de ses relations avec les collectivités a clairement été relevé. Selon plusieurs membres du Cesem, cette situation relève des choix de l’Etat. Ceux-ci ont toujours manqué de lisibilité, ce qui fait que même les élus n’ont qu’une maîtrise approximative de leur propre rôle au sein de la collectivité. D’où la nécessité de clarifier cet embrouillamini, frein majeur à l’évolution du territoire. La décentralisation à Mayotte n’est pas achevée. Or le transfert des compétences doit s’accompagner du transfert des ressources, mais les collectivités mahoraises sont en réalité extrêmement sous-dotées par rapport aux moyennes nationales. « A Mayotte, le secteur privé est certes dynamique, mais il occupe une place bien moins importante que sur les autres territoires par rapport au secteur public, ce qui génère une forte dépendance aux dotations de l’Etat. Or ces dernières ne suivent pas toujours, d’où le décalage constaté », souligne Ivan Postel-Vinet.
Le « coup de gueule » de Guito
La matinée a également été marquée par « un coup de gueule » pour le moins théâtral du bien connu chef d’entreprise Guito sur la question de savoir si l’Etat ne faisait pas tout pour « couler » Mayotte. Faisant mine de n’accuser personne, il a toutefois pointé du doigt « une hypocrisie historique » dont les conséquences se reflètent d’une manière tragique actuellement. « L’usine de dessalement devait produire 5000 mètres cube d’eau par jour, or elle en produit à peine mille. Le port de Longoni pourrait être un grand port maritime, or les bateaux fuient tous Mayotte à cause des prix pratiqués », s’est-il vivement exclamé au cours du forum en invitant les Mahorais à « cesser d’être trop soumis » et à « avoir le courage de briser leurs chaînes » afin de « résoudre une situation qui pourrit le pays ». « On ne nous parle que des corrompus, mais ce qu’il faudrait chercher, ce sont les corrupteurs ! », a-t-il lancé à la cantonade dans l’hémicycle, vivement applaudi par les personnes présentes.
Que ces accusations à peine voilées à l’égard de l’Etat soient ou non justifiées, il est vrai que la gestion de Mayotte pose question. Espérons que le travail de clarification des rôles et compétences effectué par le Cesem et synthétisé dans le rapport de mai 2023 contribue à redresser une situation mahoraise qui bat sérieusement de l’aile depuis bien des années.
Nora Godeau