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mardi 4 mars 2025

« J’ai plus d’espoir pour Gaza que pour Mayotte », témoigne un enseignant de Mayotte

Près de deux semaines après une rentrée scolaire repoussée à deux reprises, enseignants et élèves jouent le jeu d’un retour à la normale académique. Parmi eux, nombreux ont peine à y croire. À coeur ouvert, un enseignant nous livre son ressenti sur la gestion de la rentrée scolaire après le passage du cyclone Chido le 14 décembre dernier. 

Son ton est grave, franc, enveloppé avec soin pour exprimer au mieux ses émotions, prêt à répondre à toutes nos questions, comme s’il déposait des armes d’aveux. Depuis plusieurs années, ce professeur* titulaire enseigne dans un lycée de l’archipel, après avoir travaillé dans un établissement scolaire de Mamoudzou.

« Je ne suis pas en état de reprendre »

Chido, Mayotte, Mamoudzou
Après le cyclone, un véritable plan de bataille pour accueillir les élèves « coûte que coûte » a été porté par le maire de Mamoudzou, Ambdilwahedou Soumaïla, et le Recteur de Mayotte, Jacques Mikulovic

Un mois et demi après le passage du cyclone Chido, il répond à l’appel du Rectorat qui insiste sur le fait que de nombreux élèves ont envie de revenir en classe. Mais rapidement, il découvre une situation bien plus complexe. Plusieurs bâtiments du lycée sont gravement endommagés et les élèves se présentent au compte-gouttes en détresse psychologique, épuisés et perdus sur l’avenir. L’enseignant réalise que la prétendue envie des élèves de reprendre leurs cours est en réalité un besoin vital de trouver de l’eau, de la nourriture et d’être dans un espace moins exiguë pendant quelques heures. « Je ne suis pas en état de reprendre, je n’ai plus de maison, je vis chez ma tante, ça hurle chez moi« , rapportent des élèves à plusieurs reprises à leur enseignant. « Tout ceci, c’est une nuance importante au discours qu’on a véhiculé qui disait que les élèves avaient très envie de reprendre les cours », commente le professeur. Le jour de la reprise, le Rectorat a demandé aux enseignants de faire l’appel des élèves présents dans chaque classe et de lister leurs besoins. « La consigne c’était : il faut reprendre les cours, peu importe comment et il faut avoir une discussion avec la classe », explique ce professeur. « Mais comment les élèves allaient parler alors que beaucoup sont pauvres et les pauvres ont honte. En plus, ils ne sont pas idiots, surtout au lycée, ils ont un esprit critique, les élèves se rendent compte de la violence que c’est. Alors évidemment qu’ils ne vont pas parler devant leurs camarades pour dire qu’ils n’ont pas d’eau, qu’ils ont tout perdu, qu’ils ont faim, qu’ils ont été violentés », admet cet enseignant.

« Ça va, il n’est pas mort du cyclone ! »

Mayotte, bidonville, cases, tôle, Banga, Chido,
Le silence qui a régné sur l’archipel plusieurs semaines après le cyclone en disait long sur les conséquences humaines et matérielles

Mais alors qu’il s’aventure dans son établissement, il constate l’ampleur des dégâts matériels. Dans de nombreux bâtiments du lycée, l’eau s’est infiltrée, les câbles électriques pendent des plafonds, des débris et diverses pierres sont entassés à différents endroits de l’établissement et plusieurs faux plafonds sont entièrement détruits. À son grand étonnement, l’enseignant constate que ce désastre matériel ne semble pas surprendre ses collègues. « Les professionnels du bâtiment, les urbanistes et les architectes, ont bien dit que lorsque quelques carrés de faux plafond étaient tombés, les salles n’étaient pas supposées être exploitables. Pourtant, on fait cours dans ces salles. Quand j’ai dit que c’était grave, tout le monde me regardait comme si j’étais fou », déplore l’enseignant. Pour expliquer ce manque d’engagement de certains professeurs à Mayotte après le cyclone, il évoque différents profils sociaux-économiques chez les enseignants. « Je n’ai pas envie de faire du bashing** mais certains professeurs sont très privilégiés et ont un train de vie financier extrêmement confortable par rapport à la moyenne de la population française, et encore plus à Mayotte, où les deux tiers de la population sont en grande précarité mais malgré cela, pour rien au monde, ils accepteraient de faire grève au risque de perdre un peu d’argent. À côté, d’autres enseignants sont contractuels et ont un passeport étranger, et dépendent du bon vouloir de la préfecture pour avoir un visa », se désole-t-il. « Comme personne ne veut venir travailler à Mayotte, on continue de bien payer des professeurs, certains considèrent que c’est un boulot comme un autre, en faisant le strict minimum, au détriment de l’avenir des enfants« , précise-t-il.

« À la rentrée, des élèves n’étaient pas là »

Face à ce spectacle d’indifférence, cet enseignant n’occulte pas son traumatisme. « À la rentrée, des élèves n’étaient pas là. Soit ils sont revenus quelques jours après mais s’ils ne sont pas revenus, où sont-ils ? Disparus ? Je ne vois rien dans nos établissements ou auprès des autorités, qui témoigne d’une volonté de rendre visibles les invisibles. Peu importe les établissements, même si certains ont été préservés, cela ne va pas du tout. Avant le cyclone, les élèves n’avaient déjà pas d’eau, pas à manger, pas d’électricité, pas internet, ils vivaient sous des tôles. Avec le cyclone, c’est 15.000 fois pire. » Mais alors que la journée commence, l’enseignant apprend la mort d’un de ses élèves. « J’étais affecté car ce n’est pas anodin de perdre un jeune. Quand j’en ai parlé avec mes collègues, j’ai été écœuré. On m’a dit, ça va, il n’est pas mort à cause du cyclone ! Je trouve cette phrase horrible, je l’ai entendue une dizaine de fois », confie-t-il la gorge encore nouée. « Cela soulève des questions profondes et extrêmement douloureuses sur la gestion des morts, l’éthique et les violences infligées aux populations, dans une indifférence des autorités, à commencer par la ministre de l’Éducation nationale, Élisabeth Borne, qui avait tourné le dos à des enseignants qui expliquaient que leurs élèves n’avaient pas d’eau et à manger« , relate l’enseignant en soulignant un « impensé » colonial dans le traitement de la situation, tout en dénonçant une absence de respect pour les vies perdues et un manque de considération envers l’humain.

La fausse promesse d’un avenir pour les élèves de Mayotte 

Université, Mayotte
Ces dernières années, le taux de suicide des étudiants d’origine mahoraise est particulièrement élevé, mettant en avant l’isolement et la précarité psychologique de ces étudiants une fois en Hexagone

Malgré la réouverture partielle de certains établissements scolaires, la mise en place de classes par rotation, l’accueil d’élèves d’autres établissements dans des structures scolaires moins endommagées et le projet de déployer des tentes climatisées ou des pré-fabriqués pour faire classe, l’enseignant pose un regard de long terme sur le système éducatif à Mayotte, qui pour lui, est un mensonge. « On veut reprendre les cours au plus vite mais c’est quoi la suite ? Mon rôle c’est d’enseigner, c’est pas d’occuper les élèves en faisant des ateliers. À partir du moment où la quasi totalité des élèves est en situation de précarité, il y a un mensonge d’Etat dans le fait de faire croire à ces élèves qu’ils auront un avenir« , explique cet enseignant, qui a gravi les échelons, après avoir acquis la nationalité française, alors qu’il venait d’une famille étrangère et modeste. « C’était très dur, je n’avais pas d’argent. J’ai dû me battre pour étudier, alors dire qu’un enfant venu des Comores dans des conditions difficiles, pourra être scolarisé et qu’après son bac, il aura un avenir, c’est faux, je ne peux pas l’accepter, car pour étudier, il faut de l’argent et des soutiens. Sur Parcoursup, quand on met des vœux hyper sélectifs pour des élèves qui n’ont pas la nationalité française, ni d’argent, on leur ment. Et le plus triste, c’est que beaucoup d’élèves le savent.« 

« J’ai compris que dire non, c’est résister »

Après plusieurs années à enseigner sur le territoire, il comprend que la promesse d’un futur meilleur pour des jeunes issus de milieux modestes, souvent sans-papiers et sans ressources financières, est un discours déconnecté de la réalité du 101ème département français. « Tant que les politiques publiques ne changent pas, j’ai plus d’espoir pour Gaza que pour Mayotte. Je ne veux pas continuer d’enseigner dans ces conditions car c’est cautionner un mensonge et cette violence sur les droits humains », explique-t-il. « Je ne peux pas cautionner cette partie de l’Histoire et j’ai compris que dire non, c’est résister », conclut l’enseignant, avant de quitter le territoire à la fin de l’année scolaire.

*Pour protéger cette source, son identité a été modifiée.

**Le bashing est le fait de dénigrer une personne, un sujet ou un groupe.

Mathilde Hangard

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