Bien qu’amendé de 11 articles additionnels, le projet de loi d’Urgence Mayotte était encore âprement débattu à l’Assemblée nationale ce mardi. En cause, l’article 10 qui permet à l’Etat de légiférer par ordonnance pour garantir que les opérations structurantes et indispensables de reconstruction de l’île « ne seront pas mises en danger par les incertitudes juridiques qui affectent de nombreuses parcelles ». Les deux députées mahoraises ont mené la charge pour le faire supprimer.
Pour mémoire, le « désordre foncier » à Mayotte est issu du Régime d’immatriculation longtemps autorisé par l’Etat, qui n’obligeait pas les propriétaires à la publication des droits de propriétés, les terrains étaient cédés de manière informelle. Les transmissions par héritage aussi, avec de nombreuses indivisions induites par ce système. Il résultait un « gel du foncier » actait un rapport issu d’une mission sénatoriale de 2016.
En 2008, Mayotte rejoint le droit commun, l’obligation de publicité foncière est introduite par ordonnance en 2005. La Commission d’Urgence Foncière (CUF) est créée en 2016 pour remettre le foncier dans le droit chemin. Peinant à définir ses statuts, les premiers titres ne sortent qu’en 2022.
Des projets aboutis par expropriation
Face aux besoins énormes d’aménagement du territoire, L’Établissement Public Foncier et d’Aménagement de Mayotte (EPFAM) est créé. Conduite d’opérations d’aménagement urbain, construction d’hébergements temporaires, viabilisation et commercialisation de terrains aux porteurs de projet sont le cœur de sa mission. Mais il se heurte toujours à la difficulté d’identification des occupants des terrains pour mener à bien les projets.
Pour cela, elle doit procéder à des expropriations, ce qui rend l’EPFAM peu populaire. L’expropriation suit une procédure très stricte d’évaluation du bien et d’indemnisation des propriétaires de terrain après que l’Etat, ou la personne publique plus globalement, a prouvé l’utilité publique du projet. Le projet le plus connu sur Mayotte mené par ce biais est la 3ème retenue collinaire, attendue depuis 20 ans, indispensable pour accroitre les réserves d’eau du territoire. La famille Bamana propriétaire d’une partie des terrains en avait signé la vente, et une Déclaration d’utilité Publique (DUP), c’est-à-dire une procédure d’expulsion avec indemnités des propriétaires, a été prise pour sécuriser le foncier. Le syndicat LEMA est aux commandes.
Les DUP ont donc déjà permis de libérer du foncier, et avec une indemnisation en moyenne de 50 euros/m2, soit dix fois plus élevée que certains projets en métropole, notamment en raison de la rareté du foncier. C’est à dire qu’on aménage à prix d’or à Mayotte, d’autant que l’accroissement de 35% des coûts des matériaux lié à la guerre en Ukraine a bien été répercuté à la hausse sur les chantiers par les entreprises du BTP, pas leur baisse. Induisant des marges conséquentes faute de concurrence. Un sujet que nous avions déjà abordé en 2021.
Les expropriations étant déjà en vigueur à Mayotte, beaucoup de députés ne comprenaient donc pas l’utilité de l’article 10. C’était le cas de la présidente de la Commission des Affaires économiques, Aurélie Trouvé, qui approuvait l’amendement au projet de loi : « D’une part, il n’y a pas besoin d’expropriation pour la reconstruction à l’identique après Chido, et il existe dans la loi actuelle des moyens juridiques suffisants pour mener des actions, comme les opérations d’intérêt général ». Nous avions vu que la DUP Vivien est également applicable à Mayotte, en témoigne la démolition de Mavadzani.
Il n’en demeure pas moins que Mayotte peine à voir sortir de terre les infrastructures nécessaires.
Régulariser les occupants ou exproprier ?
Nous avons contacté Berteline Monteil, qui vient de laisser la présidence de la CUF et qui fait valoir son expérience : « Tout d’abord, la moitié du foncier à Mayotte relève du domaine public, en grande majorité appartenant au Conseil départemental, donc les expropriations ne sont pas nécessaires. L’autre appartient à des personnes morales ou privées. Ensuite, plutôt que d’exproprier, je préconise de commencer par régulariser les occupants légitimes. » Pour cela, la prescription acquisitive avec rétroactivité a été adoptée, qui permet de se voir attribuer un titre lors d’une occupation paisible d’un terrain depuis 30 ans ou dans certains cas, depuis 10 ans.
Mais les titres de propriété ont été sortis tardivement et pas assez rapidement par la CUF dont il faut renforcer les équipes.
C’est pourquoi l’EPFAM préfère mettre en place des DUP lorsqu’aucune solution n’est trouvée, et que le foncier public est peu voire pas accessible, comme ce fut le cas pour le 2ème hôpital annoncé à Tsingoni qui impliquait finalement de gros surcoûts notamment en terrassement. Son action a également permis de sécuriser le foncier de la 3ème retenue collinaire, de la ZAC de Tsararano, avec 2.600 logements et des équipements à la clé, de la Cité judiciaire à Kawéni en lieu et place de l’annexe de la DEAL, du lycée des Métiers du bâtiments. Un actif que l’on ne peut rayer d’un coup de crayon.
Les 3/4 de Chiconi en indivision
Or, il est question de transformer l’EPFAM. Ses moyens se sont accrus ces dernières années, et avec un budget de 99 millions d’euros par an, il apporte une force d’action considérable à mettre en face d’un État à sec, qui n’a pu avancer plus de 100 millions d’euros pour la reconstruction du département.
Pour aller plus loin et plus vite, l’État a tenté d’avoir les coudées franches en introduisant l’article 10… qui a finalement été rejeté en séance ce mardi soir par les députés par 166 voix sur 167 exprimées. Avant le vote, Manuel Valls n’a pas cherché à batailler : « J’écoute les députés Youssouffa et Bamana, je ne veux rien imposer, on va travailler cette question. Et si je peux comprendre la méfiance accumulée envers l’Etat, je récuse qu’on l’accuse de mettre la main sur le foncier comme cela a été dit. Car la maitrise foncière est indispensable à la reconstruction du territoire. Or le désordre foncier bloque les opérations à mener sur le département. Par exemple, à Chiconi, les trois-quarts du territoire communal sont en indivision, les carences de titres concernent 20.000 mahorais. Je comprends la portée affective du sujet, et j’essaie de dépassionner le débat. Et je rappelle que dans l’expropriation, on indemnise toujours les propriétaires. »
Le projet de loi d’Urgence a été adopté par l’Assemblée nationale à une très grande majorité, et était de nouveau présenté ce mercredi soir par Manuel Valls en commission des affaires économiques du Sénat.
Anne Perzo-Lafond