Ces dernières années, rien n’a autant symbolisé l’arrivée en nombre de ressortissants africains à Mayotte, que le camp du stade de Cavani à Mamoudzou. Situé à quelques encablures de l’association Solidarité Mayotte, le lieu est rapidement devenu un repère pour des centaines d’exilés souhaitant déposer leur demande d’asile, avant son démantèlement en janvier 2024. Le quartier Cavani-Massimoni était alors occupé par des familles, des hommes et des femmes qui vivaient à même le sol dans des conditions particulièrement difficiles. Affrontements avec des jeunes des quartiers, accidents de la route, insalubrité… la cohabitation avec la population alentour n’a pas été facile et les manifestations demandant l’évacuation du camp et la fin de « l’immigration irrégulière« , se sont multipliées. Avec à son paroxysme une période particulièrement tendue début 2024 lors des 40 jours de barrages qui ont paralysé tout Mayotte.
C’est dans ce contexte événementiel mais aussi géographique qu’est jugée à la barre ce mardi 25 février, une résidente du quartier de Cavani à Mamoudzou, pour « soumission de plusieurs personnes vulnérables ou dépendantes à des conditions d’hébergement indignes », autrement dit pour avoir supposément joué un rôle de marchand de sommeil en logeant des dizaines de demandeurs d’asile dans des conditions insalubres et dangereuses, contre rémunération, entre le 1er janvier 2023 et le 6 juin 2024.
100 ou 200 euros de loyer mensuel pour certains, rien pour d’autres
Ce jour-là, après une perquisition au domicile de la prévenue, la police constate la présence de plusieurs cases en tôle dans la cour de la maison. Dans les différents bâtiments, les policiers rencontrent des ressortissants africains. Certains sont là depuis plusieurs mois, d’autres viennent d’arriver. « Je dormais dehors près de Solidarité », témoigne l’un d’entre eux, « j’ai quitté la route pour me loger », dit un autre, dans le rapport lu par le président du tribunal. Au total, la police note l’existence de 11 logements, que ce soit dans la maison ou dans les « bangas ». Personne n’a signé de bail, mais certains résidents payent un loyer mensuel, 100 euros pour une personne, 200 euros pour l’autre, ou bien des défraiements pour les charges d’eau et d’électricité, d’une valeur approximative de 50 euros, d’autres ne paient rien du tout. La prévenue qui enchaîne les allers-retours avec la métropole où vivent ses enfants pour suivre un traitement médical, demande à une personne tierce de récupérer les loyers.
Un rapport de l’ARS qui dénonce un logement indigne
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Le 6 juin, le même jour que la perquisition, l’ARS émet un rapport sur l’état du logement qu’elle juge indigne et dangereux en déplorant un manque de points d’eau, mais aussi la présence de déchets, de fils électriques dénudés ou bien des bonbonnes de gaz à même le sol à côté des dortoirs. Sur la dizaine de personnes logées dans ces conditions, aucune ne porte plainte envers la prévenue, et la plupart remarque aux policiers qu’elle les a aidé en les hébergeant. Une ligne que va défendre la prévenue lorsqu’elle est appelée à la barre par le jury. « Quand j’ai vu toutes ces personnes dans la rue, notamment des dames avec des enfants, je leur ai demandé si elles voulaient dormir chez moi. Je n’ai pas fait ça pour profiter des gens. Je n’ai jamais fait de mal à personne, j’ai éduqué mes enfants avec soins, et je n’aurai jamais fait quelque chose qui pourrait les décevoir », insiste la prévenue, qui ne semble pas comprendre pourquoi elle se trouve ici, au tribunal de Mamoudzou.
« Je les aides, ils m’aident, on se rend service entre nous »
« Je paye l’électricité et l’eau, s’ils peuvent un peu m’aider c’est normal », répond-t-elle à la question de la mise en place de loyers, “certains d’entre eux ont pris les factures pour voir s’ils pouvaient m’aider à payer. Ils m’ont dit, vous êtes notre mère, ici personne n’a fait ce que vous avez fait pour nous. Je les aide, ils m’aident, on se rend service entre nous ». Avec 7 « locataires », la prévenue gagnait près de 600 euros par mois, une somme qu’elle utilisait directement pour faire ses courses, explique-t-elle. « Ce que je touche ce ne sont pas des revenus, moi j’aide les gens », dit la prévenue avant de craquer, et de demander pardon plusieurs fois, très émue face au jury.
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« Au vu des conditions indignes de logements, des risques et de l’insalubrité, objectivées par l’ARS et les policiers mais aussi de la réception de loyers auprès d’une dizaine de ressortissants africains, dans une situation de vulnérabilité dont vous avez conscience, les mettant ainsi dans un rapport de dépendance, la prévenue est coupable de délit et exploite la misère. Je réquisitionne 8 mois d’emprisonnement avec sursis », signale le procureur général.
« Vous pensez que ses émotions sont feintes ? Cette dame aurait pu se taire et ne rien faire et pourtant elle a aidé ces enfants et ces femmes enceintes. Dans ce quartier les gens dorment par terre, c’est ça la réalité », lance l’avocat de la prévenue. Ce dernier dénonce également un « rapport catalogue », réalisé à distance, au sujet du bilan de l’ARS sur l’insalubrité du logement, « un rapport signé par le directeur de l’ARS en personne, qui ne comporte ni photos, ni témoignages. L’indignité et l’insalubrité ne sont en aucun cas déterminées dans le dossier et il n’y a aucune victime déclarées puisque personne ne veut porter plainte », conclut l’avocat qui demande la dispense de peine.
Le verdict rendu le 11 mars prochain
Marchand de sommeil profitant de la vulnérabilité ou citoyen modèle qui aide son prochain…, cette affaire montre à quel point la différence se tient parfois sur un fil. La question de la volonté d’obtenir un gain financier sur une personne vulnérable et dépendante va être au centre de la délibération, mais l’affaire questionne aussi sur la notion de « dignité », notamment pour les conditions de logement.
À partir de quand un logement est défini comme étant « indigne » ou non ? L’habitat peut être objectivement caractérisé comme « indigne » en raison de l’insalubrité et la dangerosité des lieux suivant des faisceaux d’indices comme l’ont indiqué l’ARS et les policiers dans leurs rapports, mais pour des personnes qui vivent dans la rue, est-ce que ce logement qui leur permet d’avoir au minimum un toit est réellement « indigne » ? Mais peut-on ajuster le principe de « dignité » en fonction de la personne concernée et de sa situation personnelle, sans risque de créer de dangereuses disparités entre les personnes ? En tout cas le Conseil constitutionnel français, indique que le principe de dignité exige de sauvegarder la personne humaine, « contre toute forme d’asservissement et de dégradation », et cela concerne l’esprit humain et ses besoins vitaux.
Le jugement sera rendu le 11 mars prochain.
Victor Diwisch