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Tribune – « L’insécurité linguistique de l’acteur public mahorais »  

Voilà une tribune qui va faire réagir. L’écrivain Madi Abdou N’tro fait le constat d’une discrimination sociale engendrée par la plus ou moins grande maitrise de la langue française au sein de la société mahoraise. Qui peut conduire certains au mutisme. Comme solution, il propose l’introduction de quelques notions de shimaore et kibushi, seule façon de traduire au plus près les réalités mahoraises selon lui. Pas jusqu’à rebâtir une tour de Babel néanmoins, ce serait marginal. En espérant que nos grands-mères bretonnes ou alsaciennes qui se sont heurtées à la langue française, n’aient pas la même idée…

« Il parle mal, il fait des fautes, il est nul en français » : on entend trop souvent ce genre de phrases dans la bouche des gens, parlant le français comme d’une langue seconde. Pourquoi donc ? Parce que l’école française n’a pas réussi à assurer une bonne transmission des savoirs fondamentaux au citoyen autochtone. On apprend à écrire, mais on apprend aussi qu’il y a un bon et un mauvais français. Parce qu’on vous dit que c’est très grave de ne pas mettre ne avec la négation alors que tout le monde le fait : C’est pas vrai est devenu plus fréquent que Ce n’est pas vrai, même dans les discours officiels et des correspondances administratives, relues et corrigées. À cela, la disparition progressive des temps (subjonctif, passé simple, imparfait, formes recomposées du future, participe passé…) donne lieu à une pensée au présent, incapable de projections dans le temps. C’est la généralisation du tutoiement (comme dans une émission télévisée locale entre un élu de haut rang et une journaliste de la chaine). La disparition des majuscules et non seulement renoncer à l’esthétique du mot, et l’idée de promouvoir qu’entre une petite fille et une femme, il n’y a rien ! Moins de mots et de verbe conjugués c’est moins de capacités à exprimer les émotions et moins de possibilité d’élaborer une pensée. Et pourtant, écrire une lettre comporte une part d’incertitude. Car écrire une lettre, c’est s’en remettre humblement au destin, c’est accepter de lâcher prise et s’obliger à faire confiance, à la fois au messager mais également au destinataire. D’où l’importance de savoir écrire pour être compris.

En français, comme dans les autres langues, on a plusieurs façons de dire la même chose, que les linguistes appellent des variantes. Certaines sont des restes d’usages plus anciens, comme moult qui n’a pas disparu face à beaucoup, d’autres apparaissent par analogie comme se rappeler de, sur le modèle de se souvenir de. En soi, il est arbitraire de dire que l’un est supérieur à l’autre, ce qui est objectif ce sont leurs fréquences, et leurs dates d’apparition. En toute logique, la variante majoritaire devrait l’emporter, et ne plus être considérée comme une faute : on dit fromage, par déformation de formage (formaticus caseus « lait caillé dans une forme » en latin), c’était une erreur, c’est la forme correcte aujourd’hui.

Concours d’éloquence au lycée des Lumières en 2022

Mais, comme l’explique le sociologue Pierre Bourdieu, qui parle de « marché linguistique », plus une variante est rare, plus elle est valorisée, par ceux qui jouissent d’un certain prestige social. C’est donc le plus souvent la variante minoritaire qui est valorisée, et la variante majoritaire, stigmatisée, au moment justement où elle devient majoritaire. C’est ce qu’on appelle le purisme, la survalorisation d’un usage rare, souvent plus ancien.

Soit, la transmission des langues au sein de la famille mahoraise et leur enseignement à l’école n’obéissent pas à cette même logique. En effet, le français demeure toujours exclu de la sphère familiale, même s’il commence peu à peu à y être présent pour les parents socialement bien insérés. Pourtant c’est une langue fortement revendiquée par la génération des moins de quarante ans. Fâcheusement, cette même génération [du chef d’entreprise représentant une organisation patronale, au dirigeant politique et militant associatif etc.], elle en a une approximative maitrise, où les erreurs grammaticales, d’orthographe lexicale et de syntaxe sont constantes. Typiquement ces fragilités langagières provoquent, à plusieurs égards de l’autocensure chez le locuteur, où bien souvent la parole fidèle est prononcée en shimaore et ou en kibushi.

D’où vient ce sentiment d’insécurité linguistique, cette mésestime de sa façon de parler, qui conduit à l’autocensure et au mutisme : on ne parle pas en public, ou hors de son cercle, on n’ose pas écrire, de peur de faire des fautes, de même qu’on évite certains mots quand on n’est pas sûr de leur orthographe. On peut se demander pourquoi continuer à propager des règles désuètes au lieu de suivre l’usage : justement pour entretenir cette insécurité et perpétuer l’idée qu’en matière de langue comme ailleurs il y a des autorités et que chacun n’a pas voix au chapitre.

Face à cette insécurité linguistique pour dire [et ou pour décrire] la ou les réalités mahoraises « aux gens d’ailleurs », n’est-il pas légitime de donner voix au chapitre les langues locales pour la communication officielle, celle de la solennité dans l’espace républicain ? Puisqu’il est admis ici que seuls les mots de la langue natale permettent d’élucider, d’expliciter les réalités mahoraises. Car, s’obstiner à « ignorer la signification des mots, (qui) est un manque de compréhension, conduit les gens à adhérer à une vérité qu’ils ne connaissent pas, mais aussi aux erreurs, et, pis encore, au non-sens de ceux en qui ils ont confiance » [Léviathan, 21, Hobbes]. À coup sûre, cette probable adjonction éviterait « aux gens d’ailleurs » [ministre du gouvernement français, fonctionnaire, touriste etc.] de donner des noms différents à une seule et même chose, ou de confusion, selon que leurs propres passions et éviter l’ire de la population. En tout état de cause, on serait tenté de proposer que l’introduction progressive et massive des mots de nos langues locales dans la sémantique administrative pourrait être l’ultime moyen de sortir d’un fâcheux malentendu pour la bonne compréhension d’une lettre. Car il est admis que le français n’est pas une langue native mais s’est développée avec la scolarisation, dépendant entièrement de la qualité de l’enseignement dans cette île.

Ateliers d’écriture de français avec Nassur Attoumani il y a un an

Derechef, les conséquences fâcheuses sont multiples : d’abord c’est une tendance à l’hypercorrection. On s’entend répéter qu’on doit inverser le sujet dans les questions, qu’on ne doit pas dire Tu viens ? ni Est-ce que tu viens ? Mais Viens-tu ? Alors que les trois formes coexistent depuis longtemps et que la première est devenue majoritaire. Donc le mahorais veut bien faire et inverse là où il ne fallait pas : au lieu de Je me demande quand ils viendront, on trouvera dans pas mal de courriers officiels écrits par un dirigeant local et militant un Je me demande quand viendront-ils. Alors que ce type d’inversion est normalement réservé à l’interrogation directe. De même, on sait qu’il ne faut pas dire ce que j’ai besoin mais ce dont j’ai besoin, et on a tendance à mettre dont à la place de que un peu partout : C’est de cela dont je voulais vous parler au lieu de C’est de cela que je voulais vous parler. Les règles enseignées sont complexes. Le participe passé s’accorde avec l’objet pronominal avant avoir (Ces conseils, je les ai reçus) mais pas avec en qui ne porte ni genre ni nombre.

En définitive les difficultés de communication conduisent le décideur mahorais à se méfier de plus en plus des glottophobes, qui prétendant vouloir défendre ou protéger cette île ne font qu’accroitre une autre insécurité, celle dite linguistique. En même temps, on défend une langue en encourageant à la parler et à l’écrire « correctement », pas en culpabilisant les usagers. Il faut tout au plus encourager la démocratisation du shimaore et du kibushi dans les médias locaux et dans les réunions publiques, même interministérielles. « Il n’appartient pas à tout homme d’imposer des noms aux choses, mais à un véritable artisan de noms. Ce faiseur de noms, c’est, à ce qu’il paraît, le législateur, de tous les artisans le plus rare parmi les hommes. » [Hermogène, Dialogue,Cratyle de Platon].

Madi ABDOU N’TRO – Écrivain

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