Le JDM : Jacques Mikulovic, vous venez d’achever votre première année sur le territoire, quel bilan en tirez-vous ?
Jacques Mikulovic : Mayotte est un territoire exaltant, car il y a beaucoup de choses à faire, mais aussi contrariant, car on ne sait pas toujours par quoi commencer pour être le plus efficace possible. Ce département est aussi enrichissant, car les gens sont d’une extrême gentillesse. Les élèves sont dotés d’une grande capacité intellectuelle avec une finesse et une intuition remarquable. Malheureusement, ce potentiel n’est pas toujours mis au service d’un projet construit dans un cadre qui est notre rapport à la norme. Je sens les Mahorais tiraillés entre tradition et modernité. Il y a ici un côté qui pourrait être qualifié de schizophrénique. J’ai aussi constaté que beaucoup de gens à Mayotte n’avaient que peu confiance en eux ce qui les amenait souvent à vouloir reporter les responsabilités sur l’Etat, sans mesurer toute l’influence qu’eux-mêmes peuvent avoir. C’est peut-être aussi dû au contexte, mais j’ai également constaté une difficulté à se projeter à long terme. Est-ce lié aux conditions de vie ? A des éléments culturels ? Je ne sais pas. En tout cas, les jeunes de l’internat de Dembeni, qui n’ont pas la pression des transports, ni le souci de l’environnement familial et du quotidien, sont capables de se projeter avec de belles ambitions ainsi que la volonté de servir Mayotte, d’améliorer sa situation dans tous les domaines : la santé, la culture, éducation, etc.
Avez-vous identifié les besoins spécifiques de Mayotte en termes d’éducation ?
J.M : Le premier besoin indispensable est la maîtrise de la langue française et la fluence en lecture, c’est-à-dire le nombre de mots lus par minutes. Pour une majorité de nos jeunes, ce nombre de mots est insuffisant. Nous avons des enseignants jeunes, beaucoup d’enseignants contractuels qui eux aussi ont besoin d’être accompagnés dans la déclinaison de leurs outils. Si on réussit à améliorer cette fluence, alors les choses se combineront différemment : on va acquérir plus de vocabulaire, on va mieux lire et accéder à une certaine indépendance : trouver par soi-même les informations. Nos jeunes sont très doués dans les capacités mnésiques, c’est-à-dire retenir des choses, qu’ils ne comprennent pas forcément d’ailleurs. Maintenant, nous devons leur donner les clés pour comprendre ce qu’ils apprennent, leur donner des outils pour prendre de la distance et accéder à l’autonomie. C’est en cela que l’éducation est la mère de toutes les conditions d’indépendance.
Comme le français n’est pas la langue première de la majorité des élèves mahorais, y a-t-il des dispositions spécifiques pour améliorer le niveau de français dans les classes ?
J.M : Les langues régionales peuvent être utilisées comme langue passerelle, notamment chez les petits. Malheureusement, pour beaucoup d’enfants, il n’y a qu’à l’école qu’ils entendent parler français et encore pas tout le temps. Le bilinguisme est une vraie plu value. Mais aujourd’hui nous n’avons pas d’enseignants spécialistes du shimaoré pour assurer un encadrement de qualité. Mes grands-parents étaient tchécoslovaques d’origine. En arrivant en France, ils ont interdit à leurs enfants de parler autre chose que le français. Il y avait une vraie volonté des parents de parler français, mais comme cela existe aussi à Madagascar. Le français est la langue qui permettra aux élèves mahorais d’accéder aux études supérieures. Je suis très favorable au bilinguisme, mais il faut surtout qu’il y ait une bonne maitrise du français pour donner des perspectives au sein de notre système. Cela fait quand même un moment que Mayotte est française et que les jeunes naissent français. Y a-t-il une volonté de ne pas parler français ? Je m’interroge. Ce qui compte pour nous c’est donc de leur apprendre le français puisqu’ils entendent le shimaoré partout. Il faudrait aussi individualiser la relation entre les élèves et les professeurs. On est trop souvent dans un apprentissage transmissif direct de masse, dans une société où, culturellement, regarder et parler à un adulte n’est pas quelque-chose de commun. Si, dans le temps scolaire, on n’échange pas en français entre paires et avec les adultes, alors la maîtrise du français est contrariée. Je rappelle que le temps scolaire c’est à peine 10% du temps d’un élève. Donc 90 % du temps, les élèves n’entendent pas de français. Dans les cours de récréation, les élèves parlent shimaoré. Ce n’était pas le cas autrefois. Les anciens mahorais maîtrisaient beaucoup mieux la langue française, souvent apprise sous la contrainte.
Seriez-vous favorable à un certain retour de la contrainte à l’école ?
J.M : la contrainte symbolique est importante, mais il faut lui donner du sens. Sans crainte symbolique de l’autorité, la violence devient primaire. Comme l’explique René Girard dans La violence et le sacré, la violence est innée dès la petite enfance. Mais si elle est canalisée au service d’un projet, elle contribue à l’autonomie. Canaliser la violence est l’un des rôles de l’éducation. Quand on fixe les règles, il y a le négociable et le non négociable. Les éléments non négociables s’imposent et ne se discutent pas. Ce sont des valeurs qui doivent être transmises par les adultes, des éléments de socialisation. A partir du moment où on ne fixe pas un cadre, on tombe dans l’anomie et on ne peut plus vivre ensemble. De même, l’adulte doit être crédible donc exemplaire car un enfant reproduit les modèles.
Qu’est-ce que le rectorat a mis en place pour gérer les violences qui éclatent parfois au sein des établissements scolaires ?
JM : Il y a peu de violences au sein des établissements, les violences sont surtout aux abords et sur le trajet, ce qui n’est pas de notre ressort. Être en capacité de donner des perspectives aux élèves, de leur apprendre à penser par eux même, à accéder à la connaissance par eux-mêmes nous semble fondamental. Mais ce n’est pas suffisant. 16 écoles ont reçu un avis favorable pour expérimenter des cours d’empathie. Il y a tout un ensemble de codes importants à apprendre. Les jeunes mahorais disposent de codes que la métropole n’a pas forcément et on doit aussi leur donner les codes métropolitains pour qu’ils puissent poursuivre leurs études en métropole s’ils le souhaitent et s’y intégrer.
Etes-vous d’accord avec cette affirmation courante qui dit que le niveau scolaire serait mauvais à Mayotte ?
J.M : Le niveau scolaire n’est pas mauvais, ce sont les évaluations qui le sont. Or nos évaluations ne sont pas toujours adaptées à ce qui fait sens. Les évaluations sont mauvaises tout simplement parce que beaucoup d’élèves maitrisent mal la langue française. Ils ne comprennent pas ce qu’on leur demande. On doit donc insister sur l’apprentissage du français, j’y reviens. Nos jeunes ont un vrai potentiel et ils ont beaucoup d’attentes par rapport à l’école. Donc nos enseignants ne doivent pas décevoir !
Propos recueillis par Nora Godeau