Le dernier décompte de l’Aide médicale d’Etat aux personnes en situation irrégulière a provoqué des remous au gouvernement. Elle bénéficierait à 450.000 étrangers en France, pour un total de 1,2 milliard d’euros, une progression de 12% en 2023 selon le Sénat.
En réalité, c’est plus. Car il faut rajouter à ces chiffres les données de Mayotte territoire de forte immigration clandestine mais où l’AME n’existe pas. Pour avoir recours aux soins, les étrangers en situation irrégulière se rendent dans les dispensaires ou aux urgences, ce service fait donc un peu office d’AME. Étant donné qu’environ le quart des 300.000 habitants de l’île est en situation irrégulière à Mayotte, et qu’une bonne partie a recours à au moins un soin dans l’année, il faudrait rajouter environ 70.000 personnes aux chiffres déjà cités.
Sur le plan national, en vingt ans, le nombre de bénéficiaires de l’AME aurait augmenté de 134%. Alors que le projet de loi Immigration revient sur le dessus de la pile, les envies de réformer cette aide ont été traduites en parole par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, qui souhaite la réduire à une Aide Médicale d’Urgence (AMU). Si tous les membres du gouvernement ne sont pas en phase avec lui, un amendement de la commission des Lois du Sénat au projet de loi Immigration qui allait dans ce sens a été adopté.
Mayotte peut jouer sa carte
En réalité, ce qui pourrait devenir l’AMU existe déjà. Pour rappel, l’Aide médicale d’Etat comprend trois parties : l’AME de droit commun, consacrée à la protection de la santé des personnes étrangères vivant en France depuis au moins trois mois consécutifs en situation irrégulière, et se monte à 1,14 milliard d’euros dans le projet de finances 2023, l’AME pour soins urgents qui concerne les étrangers en situation irrégulière, sans condition de résidence, soit 70 millions d’euros, et l’AME humanitaire, qui vise les prises en charge ponctuelles de soins hospitaliers de personnes françaises ou étrangères ne résidant pas sur le territoire, et pour les gardés à vue, soit 1 million d’euros.
Le montant de l’AME pour soins urgents qui correspondrait à la seule version que voudrait conserver Gérald Darmanin, l’AMU, n’a pas bougé d’une année sur l’autre, elle était déjà à 70 millions d’euros en 2022. Ce qui explique les tentations de ne conserver qu’elle. Dans la version remise au ministre de l’Intérieur par les LR et les centristes, elle intègrerait la vaccination gratuite, femmes enceintes soignées et les pathologies urgentes.
A un mois du démarrage au Sénat de l’examen sur le projet de Loi immigration, Mayotte pourrait jouer sa carte. Ici, pas d’AME, pas de PUMa (Protection Universelle maladie) dont peuvent bénéficier les demandeurs d’asile, ni de Complémentaire santé solidaire (ex-CMU-C). Et pourtant, nous sommes sur le département au plus fort taux de population étrangère de France, environ 50% alimenté par un flux migratoire permanent. En provenance des îles des Comores, de Madagascar et des pays d’Afrique des Grands lacs, les étrangers viennent chercher ici de meilleures conditions de vie, en soins, en scolarité, etc.
Officiellement, des barèmes de prix de consultations doivent être appliqués, avec des coûts différenciés en fonction des soins, mais ils ne sont en réalité pas demandés aux patients. Si la proportion d’étrangers en situation irrégulière qui fréquente nos centres de soins doit être rajoutée aux chiffres nationaux de l’AME c’est bien une aide déguisée de l’Etat dont ils bénéficient en se soignant gratuitement.
Moins d’appel d’air avec l’AME qu’avec les soins gratuits
Trois arguments abondent en faveur de la mise en place de l’AME. Officialiser l’AME à Mayotte ne serait pas « un appel d’air » contrairement à ce que nous répètent les autorités, mais juste régulariser les soins gratuits qui existent déjà. Cela aurait comme effet d’alléger la charge financière qui pèse sur le CHM qui doit, en plus d’un fonctionnement normal, faire actuellement de l’humanitaire. Et cela aurait aussi pour mérite de le désengorger, puisque les bénéficiaires de l’AME pourraient avoir accès à la médecine de ville. Ce qui rendrait attractif le territoire pour les médecins en termes de volume de patientèle.
Pour reprendre l’excuse de l’appel d’air, on pourrait rétorquer que la distribution de bouteilles d’eau aux plus fragiles ou la vaccination gratuite y contribuent. Le gouvernement ne peut plus appliquer de manière sélective ce concept.
Deuxièmement, le 23ème rapport annuel de Médecins du Monde pourrait enlever tout frein à l’application de l’AME. Il met en évidence que plus de 8 personnes sur dix qui pourraient bénéficier de l’Aide médicale d’Etat, n’y ont pas recours, « Parmi les personnes éligibles à l’aide médicale d’Etat, près de 87 % n’ont pas de droits ouverts en France, preuve s’il en est de la complexité de son obtention ». En gros, l’AME serait plus discriminante que l’actuel accès aux soins gratuits à Mayotte !
« Le dilemme de l’Etat à Mayotte »
Fraichement élu juge à la Cour de Justice de la République aux côtés de 5 autres sénateurs, nous avons contacté Thani Mohamed Soilihi sur ce sujet de l’AME dont le Sénat doit se saisir prochainement avec l’arrivée du projet de loi Immigration : « A Mayotte, le dilemme de l’Etat est le suivant : soit il prend en charge les étrangers en situation irrégulière comme dans tous les autres départements de France, et sans puiser dans les crédits du CHM déjà insuffisants, soit les étrangers en situation irrégulière n’ont pas d’accès gratuit aux soins dans les établissements de santé mahorais. Ces derniers ne peuvent plus continuer à subir ainsi la double peine sans compensation. »
Enfin, troisième conséquence d’une réduction de l’AME à un socle d’urgence, la dégradation de la santé qui induirait un coût supplémentaire. Si le montant de l’AME pour soins urgents n’a pas varié d’une année sur l’autre, c’est que l’AME de droit commun prenait en charge toutes les pathologies. Or, sa suppression va obligatoirement laisser s’aggraver ce qui relevait de premiers symptômes, en accroissant le coût de cette AME d’urgence, et donc de la santé.
Encore une fois, Mayotte doit pouvoir servir de laboratoire, et la réflexion menée au national doit bénéficier à notre territoire pour accéder à un CHM qui ne sert pas de dispensaire bis, à l’heure où on espère toujours voir germer un 2ème établissement de santé.
Anne Perzo-Lafond