L’emblème de cette impréparation fut les énormes impôts fonciers payés en 2016 par les habitants de l’île qui s’étaient rebellés en perturbant un conseil municipal à Koungou. En réponse, le DGS de la mairie avançait que les recettes garanties par les Finances publiques n’étaient pas au rendez-vous, « face à une perte de plus d’un million d’euros, ils nous ont fait une simulation pour combler le déficit », en conséquence, la commune avait comblé ce trou en taxant les contribuables. Ceux qui pouvaient payer. Un schéma qui s’était dupliqué partout dans l’île, incitant l’Etat à accepter l’impensable en 2017, la baisse de 60% des valeurs locatives, déposée sous forme d’amendements par le sénateur Thani, à la demande des président du CD et de l’association des maires, sur les conseils de Philippe Nikonoff, Directeur d’une agence de conseils aux collectivités qui porte son nom.
Pour autant, tout n’est pas réglé, et les dysfonctionnements perdurent, nous explique l’économiste et fiscaliste. Qui souligne que c’est la population qui trinque.
Vous aviez listé les dysfonctionnements que nous avions décrits longuement. Sont-ils toujours d’actualité ?
Philippe Nikonoff : Plus que jamais. Avant, je voudrais revenir sur la logique qui a prévalu en 2014. L’Etat assurait que tout était prêt pour mettre en place la fiscalité de droit commun, or ce n’était pas le cas. Le cadastre n’était pas à jour et ne l’est toujours pas : quand on compare le nombre d’habitations recensées par l’INSEE et celui du cadastre, on voit qu’il manque à ce dernier au moins 40% des locaux d’habitations de l’île. Comment percevoir un juste impôt quand plus de la moitié des contribuables n’est pas identifiés ? Dix ans après la départementalisation, on ne peut que constater une accumulation d’approximations. Résultat, ceux qui sont imposés le sont trop, et surtout, l’Etat qui doit compenser auprès des collectivités pour ceux qui ne sont pas imposables, ne le fait pas. Car ils ne sont pas recensés, c’est donc un manque à gagner pour la commune. Rien que sur Mamoudzou, il manque 3.000 habitations, ce qui induit pour elle une perte de recettes de 1,2 million à 2,5 millions d’euros en taxe foncière. Ce qui représenterait environ 10 à 20 millions d’euros depuis 2014. Une somme que l’Etat doit à la commune.
Vous aviez également évoqué une mauvaise estimation démographique par les services fiscaux…
Philippe Nikonoff : En effet, toujours dans le cadre d’une compensation par l’Etat d’impôts non perçus par la collectivité pour les contribuables non imposables, on note que le fichier de la Taxe d’habitation de 2016 estime que 62% des familles de Mamoudzou n’ont aucune personne à charge, essentiellement des enfants. Leur nombre est évalué à 3.000 sur l’ensemble de la commune… Les services fiscaux ne connaissent pas la structure réelle des ménages de l’île quand on sait qu’il y a 10.000 enfants en plus chaque année sur l’île.
Vous mettez en cause les services fiscaux localement ?
Philippe Nikonoff : Non, eux n’ont pas de pouvoir décisionnel sur les valeurs locatives, le fonctionnement des services fiscaux est pyramidal. Je vise Bercy qui a été trop pressé et qui doit mettre en place un dispositif de compensations spécifique. Parce que rien que pour la CADEMA, la perte se chiffre à environ 30 millions d’euros. Je prends comme autre exemple la Taxe d’enlèvement des Ordures ménagères. Elle a été mise en place en 2021, après la taxe foncière. Résultat, elle est trois fois supérieure à cette dernière, et ce sont les ménages qui paient quand l’Etat devrait cofinancer.
Comment rattraper ça pour accroitre les recettes des communes afin qu’elles puissent proposer des aménagements aux administrés ?
Philippe Nikonoff : Puisque manifestement l’Etat a appliqué la fiscalité de droit commun sans que le terrain soit préparé, il doit le constater, et mettre à disposition des communes de l’île une dotation fiscale par habitant comparable à ce qui est en vigueur dans les autres DOM. Car derrière, ce sont des aménagements pour les administrés et des services à la population qui pourront être mis en place. Et dans 15 ou 20 ans, quand tout sera mis à niveau, on pourra revenir aux mécanismes nationaux de perception de l’impôt. Pour 80% des entreprises, les bases minimales de calcul sont indexées sur l’ancienne patente, donc qu’elles fassent 5.000 euros ou 500.00 euros de chiffre d’affaires, elles paient le même montant.
Cette demande de dotation compensatrice, ce sont les élus qui doivent la porter auprès du ministère des Finances, c’est ce que je vais présenter ce mercredi à la CADEMA. Mayotte est au bord de l’explosion, les collectivités manquent d’argent notamment car la fiscalité est inefficace. On peut dire que dix ans après, la facture des approximations de Bercy est de plus en plus lourde pour Mayotte. Il fallait au moins 30 ans pour la mettre en place, et on se retrouve avec les dotations fiscales les plus faibles de France alors que les valeurs locatives sont les plus fortes du pays !
Propos recueillis par Anne Perzo-Lafond