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Mamoudzou

Tribune d’Issihaka Abdillah – « Mayotte n’est pas une page blanche »

En écho aux problématiques de turnover dans l’administration qui touchent tous les services, et que faisaient remonter les chercheurs à la ministre Frédérique Vidal, l’écrivain et observateur de la société Issihaka Abdillah, livre une tribune « Mayotte n’est pas une page blanche », qui alerte sur la perte de mémoire. Pour y remédier, il invite à reconsidérer les forces vives locales au sein des administrations, en « décolonisant les mentalités ».

MAYOTTE N’EST PAS UNE PAGE BLANCHE…

Nous avons eu la chance au cours de notre modeste carrière politique, de côtoyer les anciens décideurs politiques de l’île avec qui, nous avons entretenu des relations cordiales. Leur mouvement était une machine d’une structuration redoutable avec en toile de fond, un idéal, des ambitions et un projet politiquement assumé. Il constituait une organisation politique digne d’un mouvement de libération nationale. Nous avons vu en eux des femmes et des hommes engagés, décomplexés dans leur lutte et foncièrement convaincus de leur combat. Malgré les difficultés rencontrées et des parcours parsemés d’obstacles, les expériences des uns et des autres étaient mises au service de la cause commune. Ils avaient foi en la France dans sa grandeur, dans son humanité… à une période où la population profondément divisée vivait dans l’incertitude totale dans une sous-région qui était en ébullition.

Mayotte n’est pas une page blanche…
Mayotte a eu un passé récent très riche en expériences dans tous les domaines. On ne part pas de zéro. Et l’histoire de Mayotte n’est pas une page blanche que certains voudraient initier une nouvelle écriture très souvent en opposition avec les réalités socioculturelles. Il y a une permanence de mémoires et d’expériences détenues par des femmes et des hommes, moins mise en valeur certes mais néanmoins détenteurs des réalités socioculturelles du territoire et d’expertise. Malheureusement, la mémoire et les expériences acquises dans des temps difficiles disparaissent en même temps que notre propre histoire. Dans son histoire récente, l’île a eu à faire appel à ses enfants pour se sortir des situations difficilement mal engagées.

Le rond-point des 4 îles à Moroni, capitale de Grande Comore où sont encore basés les cadres mahorais en 1975

C’était l’année 1975, les Comores accédaient à leur indépendance à l’exception de Mayotte restée française. Nous ne reviendrons pas sur les conditions et les péripéties ayant présidé à la séparation. Toujours est-il que cet événement avait pris de court tous les acteurs impliqués dans le dossier. Une impréparation totale se faisait jour des trois côtés : à Moroni, à Dzaoudzi et à Paris, c’était la panique au sein des cercles de décisions. A Mayotte, les administrations étaient quasi désertes ou absentes et les quelques services publics existant étaient dépourvus de personnels pour leur fonctionnement parce qu’à cette époque les cadres mahorais sont basés à Moroni, le chef-lieu du territoire. Les autorités mahoraises, dans la précipitation, avaient mis en place un stratagème suffisamment efficace ayant permis de maintenir sur place les agents publics en poste ici ou de rapatrier ceux qui étaient en porte à Moroni. Le choix était difficile pour les fonctionnaires car une grosse incertitude planait sur le devenir politique de Mayotte. Le pari d’un retour à l’île natale ou d’y rester était osé car cela s’apparentait à un abandon de poste. C’est dans cette situation ubuesque que naissait la jeune collectivité territoriale de Mayotte. Ainsi, Monsieur YOUNOUSSA BAMANA va occuper dans un premier temps les fonctions de professeur de français et d’anglais à l’antenne du collège de Mamoudzou puis préfet « élu ». Messieurs FATIHOU SOUNDI et Youssouf SAID DZOUDZOU sont aussi professeurs. De mémoire, ABAINE MADI DZOUDZOU, ACHIRAFI BACAR et ALI SAID animaient la petite antenne de la direction de l’enseignement, pour ne citer que ceux-là. D’autres personnes ont joué un rôle important en particulier dans les secteurs de l’enseignement, de l’administration générale, de la santé et de la sécurité… Elles étaient instituteurs, infirmiers, gendarmes, policiers, postiers, techniciens agricoles, cadres administratifs (…). Elles ont tous participé d’une manière ou d’une autre à la construction du destin de Mayotte. L’union sacrée était le leitmotiv.

Nous avons voulu ouvrir cette parenthèse pour rappeler à la jeune génération, aux décideurs que des mahorais parfaitement inconnus pour certains ont eu à prendre en main le destin de cette île. Ils ont été à des niveaux de responsabilité respectable à un moment critique de l’histoire mouvementée de l’île. Certains vont avoir la chance d’accompagner les évolutions institutionnelles de Mayotte et de son développement depuis l’autonomie interne jusqu’à la départementalisation. Mayotte n’est donc pas une page blanche, aussi faut-il le rappeler. Le « manque d’ingénierie » est l’idéal bouc émissaire tout indiqué même si les officiels parisiens ont quelque peu nuancé leurs propos ces derniers mois.

« Le savoir appartient au blanc »
Nous sommes à la fin des années 70 et le début de la décennie 80. Mayotte est une collectivité territoriale sui generis au sein de la République, un statut institutionnellement provisoire et un territoire au développement très précaire dépendant des transferts publics accordés par la métropole. L’administration se développe en même temps qu’une lente maturation et mutation du système. Les institutions se dessinent avec un peu de netteté, le personnel s’étoffe et se professionnalise davantage, la population des fonctionnaires et des contractuels expatriés s’accroît lentement parallèlement à l’augmentation de la population. Ce mouvement s’accélère à la fin des années 80 et le début des années 90 et stoppe les tentatives de responsabilisation des fonctionnaires et cadres locaux observées lors de la séparation d’avec les Comores. Le préfet est l’exécutif absolu de la collectivité. Il sera comparé quelques années plus tard à un « golden boy » par le Canard Enchainé dans un de ses cahiers annuels tant son pouvoir était quasi royal avec des privilèges nombreux et grossièrement monstrueux. « La cour du préfet se compose d’au moins 7 cuisiniers et serveurs, un service de table en argent, deux bateaux et une flotte de voitures de fonctions dernier cri », selon le magazine. C’était presque le prix à payer pour que Mayotte reste française. Les responsables politiques locaux s’en trouvent désarmés face à ce qui pourrait être assimilé à un chantage permanent exercé par la métropole et par son représentant. Les autorités politiques locales courbaient l’échine et s’en accommodaient. Les expatriés qui arrivent, manquaient terriblement de connaissances du terrain et malgré tout, Mayotte va constituer pour la plupart d’entre eux, un tremplin pour leur carrière. Ils avaient divers statuts : fonctionnaires, contractuels, volontaires d’aide technique (VAT). Nous croiserons beaucoup d’entre eux dans les cabinets ministériels occupant des postes prestigieux avec souvent un regard peu reluisant vis-à-vis de Mayotte voire une manifestation d’hostilité et de mépris.

La préfecture de Mayotte en Grande Terre

Durant ce long processus, Mayotte devient une terre d’expérimentation avec des décisions à la limite de la ségrégation. Dans l’enseignement par exemple, l’entrée en classe de 6ème continuait d’être sanctionnée par un concours sélectif. Il est créé au collège la section de 6ème d’accueil remplacée plus tard par les PPF (des classes dites préprofessionnelles). Les CETAM (Centre d’Enseignement Technique Adapté de Mayotte) voient le jour au milieu des années 80 et délivrent le diplôme de CAPD (Certificat d’Aptitude Professionnel au Développement). Il est instauré un dispositif d’aides à l’enseignement supérieur appelé « études prioritaires » pour les quelques bacheliers devant poursuivre des études universitaires. Dans la fonction publique du territoire est créé le corps des Agents Permanents Non-Fonctionnaires (APNF) et un corps « d’instituteurs suppléants » est institué dans l’enseignement du premier degré. Dans la fonction publique locale, il est instauré deux grilles salariales l’une faisant références à la rémunération de la fonction publique d’Etat en sus du « tiers colonial » réservée aux contractuels expatriés, aux VAT et quelques autochtones dociles, l’autre étant propre aux locaux. Un arrêté préfectoral en bonne et due forme remontant milieu des années 80 limite à BAC+2 le recrutement des Mahorais dans les communes et dans leurs groupements. Au-delà, le diplôme n’est pas pris en compte. Le Mahorais n’avait pas vocation à occuper un cadre d’emploi équivalent à la catégorie A.

La déchéance des cadres locaux va prendre sa source dans la longue marche vers le « droit commun ». Au moment de la mise en place des trois fonctions publiques, une longue transhumance s’opère alors vers la fonction publique territoriale. Ainsi, les cadres mahorais, contraints et forcés, désertent les services déconcentrés de l’Etat réservée aux seuls fonctionnaires ou contractuels expatriés. Les cadres mahorais vont quasiment disparaître des services déconcentrés de l’Etat où l’encadrement est quasiment aux mains des fonctionnaires venus de métropole.

Younoussa Bamana, le 1er préfet « élu »

Une vision simpliste marquée par de nombreux clichés va s’installer à l’endroit des mahorais, témoins d’une extraordinaire ignorance de leurs réalités et de leurs qualités de techniciens. Constat inquiétant dans la mesure où cette ignorance contrarie et freine la promotion des mahorais et le développement de l’île. Le déficit chronique d’images positives dont souffrent ces derniers se vit au quotidien dans tous les domaines. Un certain ostracisme s’installe parce qu’il arrange. Et pourtant, ils peuvent constituer une réserve d’expertise et un vivier de conseils auprès des directeurs des services déconcentrés et du représentant de l’Etat. Mais hélas ! Pour y parvenir, il faudra engager un cycle entier de décolonisation des mentalités, déconstruire un pan de préjugés et de clichés pour ainsi rompre avec le sentiment ancestral d’auto-dévalorisassions et que « le savoir appartient au blanc ».
Un demi-siècle nous sépare de la période exaltante porteuse d’espérance où les populations des îles de l’archipel des Comores se battaient, chacune pour son destin politique. Les Mahorais avaient choisi de demeurer au sein de la République française. Des femmes et des hommes se sont battus pour conquérir leur liberté. Plus de 3 décennies après la mise en place d’une politique de scolarisation de masse, le moment est venu de faire la promotion du mahorais. Il est temps de décomplexer notre appartenance à la France. Un chef d’établissement secondaire autochtone, connaisseur des réalités socioculturelles des enfants qu’il accueille, pourrait aider à la construction d’un modèle de nouveaux rapports entre les parents et l’administration scolaire. Un sous-préfet autochtone en charge de la politique de la jeunesse ou de la lutte contre la délinquance pourrait apporter son éclairage sur des sujets qui échappent à la vision parisienne. Des succès scolaires existent quelque part mais au fil du temps, ils tombent dans l’anonymat. L’ascenseur de la promotion administrative est tombé en panne depuis des années. Nous avons peut-être besoins de modèles de réussite dans la haute administration de l’Etat ou à d’autres niveaux en particulier dans les services déconcentrés de l’Etat pour provoquer le déclic.
Le mahorais est profondément attaché à la France et aux valeurs de la République. Des hommes et des femmes autochtones sont formés dans les universités de France et de Navarre détiennent en sus de leurs solides connaissances des réalités socioculturelles. Ils aspirent à partager les grands fondements de la République afin de relever les défis de demain. Ils ont besoin d’un peu de reconnaissance et de confiance, d’être acteurs et artisans du développement de ce territoire. Les nombreux problèmes que rencontre l’île peuvent (peut-être) avoir un début de solution dans la conjonction d’une expertise endogène décomplexée et suffisamment mise en valeur et les apports extérieurs rompus à l’exercice administratif.

Issihaka ABDILLAH

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