Le bar le 5/5, fraîchement rouvert après avoir été meurtri par le cyclone Chido, retrouve ses éclats de vie. Les verres tintent, les voix s’entrecroisent, et dans l’air flotte encore une odeur de café. C’est ici, face au lagon, que l’association Hippocampus a convié la presse.
« Revenir à Mayotte, c’est revenir à la source », sourit Eliasse en retirant ses lunettes. Vingt ans après son premier concert en solo sur l’île aux parfums, le musicien comorien lance sa tournée anniversaire là où tout a commencé. Trois rendez-vous intimes, programmés ce week-end à Cavani, Musicale Plage et Tsoundzou II, comme un clin d’œil à ses débuts. « Je dis souvent que je suis né à Mayotte artistiquement, et ma fille est née ici », confie-t-il. « Tout a commencé ici, finalement ».
Le Zangoma, un art du métissage et de l’engagement

Né à la fin des années 1990 dans l’archipel des Comores, sous l’impulsion de figures comme Baco et M’Toro, le Zangoma s’est imposé comme un courant musical hybride. Il mêle les rythmes traditionnels — twarab, mgodro, shigoma — aux pulsations du blues, du reggae, du rock ou de l’afrobeat. Plus qu’un genre, une philosophie : celle d’une musique enracinée et ouverte, traversée par le métissage.
Eliasse, ancien guitariste de Maalesh, en est aujourd’hui l’un des héritiers les plus visibles. Vingt ans de carrière ont fait de lui l’un des passeurs de ce son, porté des places de Mayotte aux grandes scènes internationales. Dans ses chansons, les langues s’entremêlent naturellement : shikomori, shindzuani, swahili, français, anglais. « Chanter dans plusieurs langues, dit-il, c’est une façon de se rapprocher de l’autre. La musique, c’est ce qui casse les frontières ».
Mais le Zangoma est aussi un espace d’engagement. Dans son dernier album, Zangoma (2024), signé chez Soulbeats Music et RFI Talent, Eliasse l’a transformé en manifeste : un hymne à la mémoire et à la résilience des peuples de l’océan Indien. « Même l’amour est politique », souffle-t-il, en souriant.
Entre mémoire et actualité brûlante
Cette parole résonne avec force dans une île où les fractures identitaires pèsent lourd. La veille encore, le 10 septembre, le Conseil départemental débattait du budget de reconstruction post-Chido, mais aussi d’une motion sensible sur l’appartenance de Mayotte aux Comores. Une question qui, depuis cinquante ans, ne cesse de hanter l’île.
Eliasse, lui, choisit une autre grammaire. « Culturellement, Mayotte appartient aux Comores. Politiquement, non. Moi je refuse les réponses blanches ou noires qui divisent. Ce qui fait un territoire, c’est ce qu’on partage ensemble ». Puis il ajoute dans un éclat de rire : « Si un jour on se remet ensemble, comme un couple séparé, on ne peut pas se remettre avec son ex sans avoir réglé les problèmes. Il faut discuter, se respecter, pour construire le futur ».
Là où les élus s’affrontent sur le terrain juridique et diplomatique, l’artiste revendique le dialogue et la mémoire comme remparts aux divisions. Sa scène devient ainsi une agora fragile, mais nécessaire, où la musique relie ce que la politique sépare.
Trois soirs pour faire durer la flamme

Vendredi 12, samedi 13 et dimanche 14 septembre, Eliasse retrouvera la scène à Cavani, Musicale Plage et Tsoundzou II. Mais cette fois, il ne sera pas seul. Entouré de deux musiciens complices, il a choisi de revisiter son répertoire dans une formule trio inédite.
« Il y aura des titres que je joue d’ordinaire en solo, mais que je vais réinventer. Et même des morceaux qui ne sont pas de moi. Comme au début, je veux raconter une histoire », explique-t-il. Chaque concert devient ainsi un pont entre passé et futur, entre souvenirs et innovations, entre les traditions du Zangoma et les nouvelles sonorités qu’il explore. Ce week-end, il ne s’agira pas seulement de musique. Mais d’un rappel : qu’au-delà des déchirements politiques, une voix peut encore relier les rives.
Mathilde Hangard