Sous les plafonds fatigués de la salle B du tribunal judiciaire de Mamoudzou, l’odeur du bois se mêle à celle des murs encore marqués par le passage du cyclone Chido. La salle d’audience, réquisitionnée pour tout – audiences, rendez-vous d’avocats, sas improvisé pour patienter – reflète la surcharge d’une justice débordée. Ce mercredi 3 septembre, dans un silence respectueux, le tribunal a procédé à l’installation officielle de dix nouveaux magistrats – sept du siège, trois du parquet – venus renforcer une institution éprouvée. Comme l’île elle-même, la justice locale est fragile et résiliente, suspendue entre urgence et lenteur administrative.
Mais au-delà de la solennité protocolaire, ce sont les mots des chefs de juridiction qui ont donné à cette audience sa portée politique : deux discours, deux tempéraments, deux lectures d’un même combat judiciaire.
Fermeté assumée : un procureur entre rigueur, jeunesse et sécurité

Guillaume Dupont, procureur de la République depuis cinq mois dans le 101ème département français, a livré un message clair, parfois martial : « Je ne suis pas ici pour plaire ou déplaire, je suis ici pour appliquer la loi avec fermeté, humilité et humanité ».
Ancien ouvrier agricole dans la conchyliculture, collaborateur parlementaire, puis magistrat, ce quinquagénaire passé par Dieppe, Verdun et Boulogne-sur-Mer revendique une approche offensive face aux enjeux locaux : immigration clandestine, violences juvéniles, économie souterraine. « Mayotte subit une délinquance insulaire qui appelle de notre part une détermination assumée, sans quoi l’édifice peut s’effondrer ».
Il martèle ses priorités : lutte contre la délinquance des mineurs, politique pénale de proximité, tolérance zéro face à la corruption. « Les villes et villages de Mayotte sont devenus des terrains de jeux où violenter et tuer devient un trophée pour le meneur et sa bande ». Face à ce constat, il défend notamment les mesures de déferrement systématique des mineurs impliqués dans des attroupements armés : « Parce que vous êtes dans une bande, vous en devenez un complice ou un co-auteur ».
La corruption ne sera pas non plus tolérée : « Je me situerai dans la même ligne que mon prédécesseur et ma main ne tremblera pas ». Il nuance cependant : « Non, tous les élus de cette île ne sont pas corrompus. Certains font de leur mandat un réel engagement et peuvent parfois être eux-mêmes des victimes ».
Sur les effectifs du parquet, Guillaume Dupont précise : « Le parquet de Mamoudzou comprend six magistrats, dont le procureur de la République. Nous serons sept grâce à un renfort. Donc nous serons au complet. C’est une excellente chose ».
Face à la délinquance juvénile, le procureur insiste sur une approche globale : « Il faut travailler dès le début de la chaîne pénale. Jusqu’ici, seuls les meneurs de bande étaient inquiétés. Ceux qui participaient simplement n’étaient pas toujours poursuivis. J’ai décidé de revoir la copie : le simple participant à une bande concourt à l’effet d’un attroupement. Nous avons mis en place le déferrement systématique d’un mineur, même lorsqu’il est était jusque-là, inconnu des services de police, de gendarmerie et de justice ».
Au sujet de la criminalité générale, il se félicite de la baisse des vols avec violence, rappelée par le ministre des Outre-mer, Manuel Valls, en déplacement sur l’île, et affirme : « Il faut continuer dans cette voie ».
La présidente du tribunal dénonce un délaissement institutionnel

Neuf mois après le cyclone Chido, le tribunal peine à sortir de l’ombre. Sophie de Borggraef, présidente du tribunal, livre un constat sombre, presque indigné : « Nous aurions aimé vous accueillir dans un lieu remis à neuf ou en chantier, montrer que le bout du tunnel approche… Mais neuf mois après le cyclone, les travaux de réhabilitation n’ont pas débuté ».
Elle dénonce la dispersion du personnel entre trois sites, les retards bureaucratiques et l’inaction de l’État. « Trop de lourdeur administrative, pas assez d’imagination, peu de confiance envers les gens de terrain ». Et fustige les visites officielles : « Ministres et président sont venus à Mayotte, mais aucun n’est venu voir les magistrats ». Depuis Chido, elle n’a jamais accueilli de ministres en déplacement sur l’île. « C’est nous qui sommes allés à la rencontre du président de la République en avril dernier », rappelle Guillaume Dupont. « On a eu une invitation, mais les ministres ne se sont pas déplacés sur site ».
Les conditions matérielles sont tout aussi alarmantes : « Le tribunal n’a que deux salles d’audience, insuffisantes face à l’activité judiciaire. Neuf mois après Chido, nous aurions besoin de travaux rapides pour tenir plus d’audiences, traiter l’afflux de dossiers, répondre aux sollicitations des avocats et permettre au parquet de fonctionner correctement ».
Les terrains attenants à la DEAL à Kawéni étaient destinés à accueillir la future Cité judiciaire, mais aucun progrès n’a été observé depuis trois ans

La lenteur des travaux s’explique, selon elle, par la complexité des marchés publics et la multiplicité des niveaux de décision : le ministère de la Justice alloue les moyens à la cour d’appel de Saint-Denis, qui les répartit ensuite au tribunal local. « Ces trois niveaux et les nombreux acteurs impliqués induisent une lenteur que l’on retrouve dans d’autres administrations ». Quant à la Cité judiciaire, promise par l’ancien garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, la concrétisation tarde : « Il y a eu des plans et des maquettes en 3D, mais rien de concret. La question foncière n’est toujours pas résolue ».
Le déficit d’effectifs accentue la pression : au lieu de dix-huit juges, seuls seize siègent sur l’île, dont quatorze nommés à Mayotte et deux renforts externes. Les postes de juge des libertés et de la détention (JLD) restent vacants, obligeant d’autres magistrats à absorber cette charge supplémentaire. À propos des travaux annoncés en 2026, pour réparer le tribunal judiciaire de Mamoudzou, elle lance, sur un ton ironique : « Inch’Allah ! ». Rires dans la salle.
Mais la présidente insiste, appelant à une administration plus à l’écoute et plaidant pour « une concertation démultipliée ». Elle évoque également des initiatives concrètes : le retour d’un greffe détaché à Sada, la reconnaissance des grands Cadi comme conciliateurs de justice et une meilleure inclusion des justiciables du Sud de l’île.
Une équipe étoffée face aux défis d’une île sous pression
Aux côtés du procureur et de la présidente, dix magistrats ont rejoint le tribunal judiciaire. Parmi eux : Nathalie Conrad, première vice-présidente, ancienne avocate et magistrate à Fort-de-France puis Paris ; Jade Traxel, juge des enfants ; Karim Mameri, vice-procureur au parcours atypique, ancien urbaniste et journaliste ; Dorynn Tresfield, substitute du procureur, « jeune souffle » en charge du pôle violences conjugales.
Tous sont venus à Mayotte en connaissance de cause, conscients des difficultés mais portés par la volonté d’agir. « Un nouveau chef de juridiction doit observer, analyser et agir. Cinq mois après mon arrivée, nous parlerons davantage d’action que d’analyse », explique Guillaume Dupont. Il salue une équipe « solide et solidaire » et assure : « Ce parquet de proximité sera efficace grâce à un effectif complet ».
La présidente conclut sur un constat de responsabilité collective : « Dans le paysage juridictionnel de l’île, et malgré ses difficultés de fonctionnement, le tribunal judiciaire de Mamoudzou apparaît comme l’institution judiciaire la plus visible et la plus solide ». À Mayotte, la justice est debout. Fragile, mais debout. Entre exigences républicaines et espoir de refondation, elle avance sur une ligne de crête : d’un côté, la fermeté d’un parquet combatif, de l’autre, l’exigence et l’humanisme d’un siège en quête de reconnaissance.
Mathilde Hangard