Dans quelques mois, Mayotte se dotera de ses premiers réseaux de transports urbains et interurbains. Pour l’instant, seuls existent les bus scolaires, mais les chauffeurs restent victime d’actes de violence. Comment protéger les futurs usagers des transports publics ?
Mohamed Hamissi* : « La sécurité des transports collectifs à Mayotte reste un défi à anticiper. Avant toute mise en service des transports en commun il faut intégrer leur sécurité et leur sûreté dans la stratégie globale de développement des politiques de mobilité du département. Cela ne se limite pas aux bus ou aux autocars, elle englobe l’aménagement de la voirie et des espaces publics permettant l’accès aux arrêts, ainsi que, lorsque cela est nécessaire, celui des établissements recevant du public, tels que les stations de bus, les gares ou les pôles d’échanges. La sécurisation de cette chaîne de déplacement constitue un véritable enjeu. Par nature, les transports collectifs accueillent un grand nombre d’usagers, reposent sur une continuité de service parfois fragile et mobilisent la responsabilité de multiples acteurs. A Mayotte, la forte croissance démographique et les importantes attentes et tensions sociales, rendent indispensable d’intégrer dès aujourd’hui les dimensions d’attractivité et de fidélisation des usagers pour garantir le succès des futurs projets de mobilité. »
« La sécurité, pas un simple paramètre du transport scolaire »

Mais si nous n’y arrivons déjà pas avec les scolaires, comment garantir la sécurité lors de l’élargissement au grand public ?
Mohamed Hamissi : Les transports scolaires sont le miroir de nos fragilités actuelles. À Mayotte, ils reflètent les tensions qui traversent le territoire. Service quotidien vital pour des milliers d’élèves, ils sont régulièrement perturbés par des incidents : jets de pierres, agressions verbales ou physiques, et comportements hostiles envers les conducteurs. Ces derniers se trouvent de plus en plus exposés à la violence, comme l’illustre le droit de retrait des chauffeurs de bus scolaires du Nord, instauré le 16 septembre après l’agression d’un collègue à Majicavo-Koropa la veille. Ces incidents suscitent l’inquiétude des familles, l’angoisse des enfants et le découragement des conducteurs, entraînant parfois des interruptions de service. Ces perturbations affectent directement la scolarité et l’égalité d’accès à l’éducation. Dans ce contexte, la sécurité ne peut plus être considérée comme un simple paramètre du transport scolaire : elle en constitue le pilier. L’organisation et le fonctionnement du transport scolaire relèvent soit de la Région (Département de Mayotte), soit de l’autorité organisatrice de la mobilité locale, au nombre de quatre sur l’île.
Quelles peuvent être les conséquences si nous négligeons l’importance du phénomène ?
Mohamed Hamissi : La mobilité est un levier majeur de développement pour Mayotte : elle conditionne l’accès à l’éducation, à l’emploi, aux soins et aux services. Mais ce rôle moteur pourrait être freiné en cas de manquements. Les conséquences de l’insécurité dans les transports collectifs sont multiples : perte de fréquentation et désaffection du service par les usagers, investissements croissants en dispositifs de surveillance, coûts liés aux dégradations, arrêts maladie ou difficultés de recrutement des chauffeurs.
L’image de nos transports en commun est donc directement en jeu. Si la population perçoit bus et autocars comme des espaces d’insécurité, leur succès pourrait être moindre, alors même qu’ils doivent jouer un rôle clé dans le développement de l’île et la transition vers une mobilité durable. Des véhicules circulant à vide, coûteux pour les collectivités, les entreprises et les contribuables : un scénario à éviter aux conséquences désastreuses.
« Une coproduction de sécurité »
La lutte contre l’insécurité relève-t-elle seulement de l’Etat ?

Mohamed Hamissi : Non, il s’agit d’un défi collectif pour l’ensemble des acteurs. La sécurité des futurs réseaux de transports collectifs, et en particulier du transport urbain, exige une coproduction, fondée sur la complémentarité des responsabilités et la coopération entre l’État, les collectivités, les opérateurs de transport et la population. Chacun, à son niveau, a un rôle déterminant à jouer pour garantir un service sûr, fiable et durable. L’État reste le garant de la sécurité. Si le transport collectif urbain relève d’une compétence décentralisée confiée aux collectivités, l’État reste un acteur central. Son rôle de régulateur s’exerce à travers les règles qu’il édicte, qu’elles concernent la sûreté, les conditions de travail, les financements, l’organisation de la concurrence ou d’autres aspects. En tant que garant de la sécurité publique, il est directement impliqué dans la lutte contre la délinquance affectant les transports et leurs abords, mobilisant fortement les forces de sécurité nationale. À Mayotte, son soutien dans les aménagements du projet Caribus et son implication dans la sécurisation des transports scolaires illustrent déjà son engagement essentiel. Ensuite, la ville chef-lieu et toutes les communes de l’aire couverte par un réseau de transport collectif sont concernées, puisqu’elles sont responsables de la tranquillité publique à travers leurs compétences en matière de prévention et de sécurité de premier échelon, d’équipements et d’aménagements urbains, ainsi que d’action sociale. Les pouvoirs de police administrative sont exercés par le maire, et les moyens pour en faire respecter les règles sont municipaux. Ainsi, les communes de Mayotte sont directement impliquées dans la sécurisation des futurs transports collectifs urbains. Leur rôle étant déterminant pour garantir un environnement sûr autour des équipements et des trajets quotidiens.
Mais également les intercommunalités et autorités organisatrices de la mobilité ne sont généralement pas compétentes en matière de sécurité ou de prévention de la délinquance. En revanche, elles jouent un rôle central dans l’aménagement urbain et la gestion des services publics, dont les transports. À Mayotte, les agglomérations de la CADEMA, du Grand Nord et la communauté de communes du Centre-Ouest sont particulièrement concernées par ces enjeux avec le déploiement de leurs futurs réseaux de transports collectifs urbains. Ce décalage de compétences fait peser un risque : celui d’une prise en compte insuffisante des problématiques de sécurité par certaines intercommunalités. Dans celles où toutes les communes ne disposent pas d’une véritable police municipale, la situation peut être mal ressentie par les personnels et les usagers des transports, qui évoluent naturellement à l’échelle intercommunale.
Les entreprises de transport (exploitants des réseaux) doivent concilier les exigences du service public avec les contraintes financières. Dans un territoire où les services de transport public restent à construire, la sûreté doit être pleinement adaptée aux réalités locales. En tant qu’opérateurs, elles seront naturellement amenées à jouer un rôle d’assistance à maîtrise d’ouvrage auprès des autorités organisatrices de la mobilité, en apportant des réponses aux enjeux de sécurité et de sentiment d’insécurité dans les arbitrages stratégiques. La question de la sécurité conditionne la fidélisation des usagers et reste étroitement liée à la problématique de la fraude. Le coût des équipements est élevé, tout comme celui de la présence humaine (contrôle, médiation, sécurité), impliquant des arbitrages délicats.
La population et les usagers enfin, qu’ils soient captifs (élèves, salariés dépendants du réseau) ou volontaires, expriment généralement des attentes fortes : bénéficier d’un service sûr, fiable et rassurant. Le sentiment d’insécurité demeure l’un des principaux freins à l’utilisation des transports collectifs. Ils se trouvent donc au cœur des décisions et des choix stratégiques.
Comment faire en sorte que chacun remplisse son rôle ?

Mohamed Hamissi : Une stratégie partagée est indispensable. La sécurisation des transports publics à Mayotte doit être pensée comme une priorité transversale, impliquant à la fois les acteurs publics, les opérateurs et les usagers, et combinant moyens humains et outils techniques. La coopération entre ces différents acteurs est non seulement nécessaire, mais constitue un levier essentiel pour la réussite du dispositif. Comment l’Etat, porteur d’une politique ambitieuse de développement des mobilités durables et garant de la sécurité publique, se positionne-t-il face à ce risque ? Quelles sont les implications pour les collectivités, qu’il s’agisse des villes et intercommunalités, notamment dans le cadre de leurs compétences en matière de tranquillité publique, et de celles qui sont « autorités organisatrices » des transports urbains ? Comment les opérateurs, publics ou privés, peuvent-ils assumer les exigences liées à la sécurisation des réseaux et à la lutte contre la fraude et les incivilités ? Quelles sont enfin les perceptions et les attentes du public, usagers ou non, mais aussi contribuables ?
À Mayotte, territoire confronté à des défis multiples, la sécurité et la sûreté dans les transports publics ne peut être perçue comme une contrainte supplémentaire, mais comme un investissement stratégique, garant de la réussite des politiques de mobilité de l’île. La lutte contre l’insécurité et le sentiment d’insécurité dans la chaîne de mobilité appelle des actions cohérentes, coordonnées et partagées.
Propos recueillis par Anne Perzo-Lafond
* École nationale des Travaux publics de l’Etat/Université Lumières-Lyon II. Directeur Environnement, PCAET, Transport et MobilitéDirecteur Environnement, PCAET, Transport et Mobilité de la Communauté de Communes de Petite Terre