Les arbres couchés, les maisons éventrées, le bruit des rafales de vent qui s’engouffrent dans chaque recoin, la chaleur suffocante, les mouches sur la peau, le son du marteau sur la tôle nuit et jour, l’odeur des ordures et celle du moisi, le manque d’eau, de nourriture, l’absence d’appétit, mais encore la mort, la disparition, le vide… Du Nord au Sud de Mayotte, tout le monde a traversé à sa façon le cyclone Chido, le 14 décembre dernier et les jours qui ont suivi. Aucune de ces expériences n’a été inventée, toutes sont réelles. Chacun porte en soi un morceau de connaissance sur cette catastrophe qui a dépassé toute la population, et pourtant pour certaines personnes cet échantillon s’est transformé en une prison, celle du traumatisme.
« Sommes-nous devenus fous ? »

La violence, le bouleversement des sens et les pertes de repères des premiers jours se sont mélangés au sentiment d’abandon, au mépris et à l’incompréhension alors que l’aide promise ne parvenait pas. A l’angoisse de ne pas avoir de nouvelles de ses proches s’est succédée l’angoisse d’un trop plein d’informations et d’images d’un territoire détruit, dont rien ne peut sauver. Le cyclone Chido a créé tout un cocktail de sentiments qui a atteint physiquement et mentalement les habitants du territoire, parfois jusqu’à l’épuisement.
« Sommes-nous devenus fous ? », questionne Virginie Briard, six mois après le cyclone, en introduction de la conférence sur les conséquences psychologiques du cyclone Chido, organisée par le pôle Santé Mentale du CHM, ce mercredi 4 juin, dans l’hémicycle Younoussa Bamana du Conseil départemental. La conférence avait pour objectif de libérer la parole six mois après le cyclone, et d’insuffler une approche collective pour traiter les traumatismes qui touchent une grande partie de la population, à divers degrés de sévérité.

La cheffe de service de pédopsychiatrie explique que pour certaine personne, en plus du choc provoqué par le cyclone, la « désorganisation étatique » et les discours « politiques méprisants » ou « niant la réalité » ont participé à la perte des repères et à la construction du traumatisme, en prenant l’exemple des phrases polémiques d’Emmanuel Macron le 20 décembre, mais aussi du préfet qui se félicitait des avancées sur l’île, alors que la population continuait à souffrir. Autant de paroles qui ont remis en question les expériences individuelles, chacun se demande alors si ce qu’il a vécu est bien réel ou non. Les doutes et les questions s’installent et la personne s’enferme.
« Les autorités sont nécessaires pour créer une société et des repères après une catastrophe, mais quelle image est ressortie de la gestion post-Chido ? Le réel est venu percuter les fantasmes de l’abandon. Les défaillances de l’Etat nous ont plongés dans une catastrophe prolongée », insiste Virginie Briard, qui déplore également la dévalorisation de la psychiatrie dans la gestion de la crise, jugée non-prioritaire, ce qui n’a pas permis de prendre en charge correctement les traumatismes.
Chido le miroir des traumatismes collectifs de Mayotte

« Cette conférence est le fruit de notre combat depuis Chido », insiste Virginie Briard au nom du personnel du pôle Santé Mentale, dont une partie des locaux du service de psychiatrie au CHM de Mamoudzou sont toujours détruits. « Il faut désormais mettre des mots sur ce qui s’est passé, il faut accoucher et partager ses émotions, il ne faut pas se censurer, pour permettre de dépasser le traumatisme”, appelle-t-elle. Et cela passe par un effort collectif. « La santé mentale et les psychos traumatismes liés à un événement angoissant stressant, sont toujours des sujets méconnus. Les gens doivent pourtant comprendre ce qui se passe en eux, d’un point de vue individuel mais aussi collectif car c’est l’impact de Chido sur toute une population qui est en jeu ».
« Chido qui signifie miroir en shimaoré est justement le miroir des traumatismes collectifs des habitants de Mayotte », signale Nazzli Joma, psychologue en CMPEA. « Il est le reflet des vulnérabilités et des crises sociales préexistantes, il laisse craindre de nouvelles menaces et donc de nouveaux traumatismes et surtout il a réactivé les traumatismes passés », décrit Sandra Fougeras, elle aussi psychologue. « C’est pour cela qu’on a souhaité sensibiliser sur la libération de la parole qui ne doit pas se faire uniquement chez le psy. Elle doit se faire dans les familles, auprès des associations, dans les villages. Nous professionnels on doit également aller vers et moins attendre ».
« Chido est juste un épiphénomène. A Mayotte les crises s’enchaînent et c’est le gros problème, les traumatismes sont interconnectés et c’est pour cela qu’on demande la création d’un centre de référence psychotrauma pour prendre en charge les personnes très rapidement. Il faut aussi développer la santé communautaire, trouver des pairs aidants… », préconise Virginie Briard.

« Six mois après Chido, le traumatisme peut donc toujours s’installer. A Mayotte, nous ne vivons pas des choses simples, tous ces évènements vont réactiver les traumas existants, dont fait désormais partie Chido« , continue Nazzli Joma, « il ne faut pas avoir peur de le dire, Chido n’est pas dernière nous. Il faut pouvoir penser, en parler et ne pas le laisser de côté ».
Victor Diwisch