Mayotte, Dzaoudzi – À la surface, la mer se donne des airs de miroir. Sous la coque de l’intercepteur rapide de la police aux frontières (PAF), les reflets turquoises vibrent à peine. À 9h, ce jeudi matin, sur le ponton de la direction des transports maritimes (DTM) de Petite-Terre, la chaleur monte d’un cran. L’air est dense. Le soleil cogne sur le « vecteur », un des bateaux de l’unité nautique, comme on les appelle.
Depuis Paris, le gouvernement avait promis d’ériger un « rideau de fer » contre l’immigration clandestine à Mayotte. À plus de 8.000 kilomètres de la métropole, ce discours résonne dans chaque interpellation en mer, chaque kwassa intercepté, chaque silhouette aperçue à l’horizon. Mais sur cette frontière liquide, devenue une traque silencieuse, l’annonce politique prend les traits concrets d’une guerre d’usure.
Des vecteurs en mer 24h/24 et 7j/7

Sur le quai, trois agents s’activent. Éric, le chef de bord, fait l’inventaire. Deux moteurs de 300 chevaux, matériels de sécurité, brassières, kits de secours, radios, filets de remorquage, tout y est. Ben, chef de l’unité nautique, monte à bord, concentré sur le programme de la journée à venir et sur ses réponses à nos questions. Bruno détache la vedette accrochée sur un autre bateau et l’installe plus loin sur le ponton. À Mayotte, la mission de la PAF ne commence jamais vraiment : elle se poursuit, sans interruption, jour et nuit, autour de l’île. Et ce jour-là, comme tant d’autres, les routes maritimes vers Bandrélé et Hajangua sont à couvrir. Tout le monde monte à bord. Bruno largue les amarres. La mission peut commencer.
Sur le trajet, Ben rappelle les ravages laissés par le passage du cyclone Chido, le 14 décembre 2024. La houle, les pluies torrentielles et des vents soufflant à plus de 200 km/h ont laissé des traces indélébiles, visibles comme invisibles. Toutes les infrastructures publiques de l’île ont été profondément affectées. Dans ce chaos généralisé, les moyens étatiques n’ont pas tous échappé à la dévastation. Les deux vedettes côtières de surveillance maritime ont été échouées et endommagées. Certains radars de surveillance, installés aux quatre coins de l’île, ont été partiellement abîmés mais remplacés depuis. Les pontons des ports de Mamoudzou et de Dzaoudzi ont été détruits, et la station d’essence est devenue inutilisable. « Aujourd’hui, on fonctionne avec une seule station d’avitaillement, sur une logistique disruptive », explique Ben.

Malgré ces pertes, les patrouilles n’ont jamais cessé. Deux vecteurs de jour et deux vecteurs de nuit ont sillonné le lagon pour assurer la continuité du service. Bien que ses moyens aient été temporairement mis à mal, la LIC n’a jamais interrompu sa mission, après le passage du cyclone, contrairement à ce qu’ont pu avancer certains responsables politiques, plus soucieux d’alimenter un buzz médiatique et de diffuser des inquiétudes dans un contexte déjà très tendu, pour se démarquer de leurs opposants.
Aujourd’hui, comme après Chido, ces patrouilles de police se poursuivent. Parmi les 52 agents de l’unité nautique, environ dix-sept sont permanents. Les autres, sont contractuels, et pourraient quitter le territoire une fois leur mission terminée. Après le cyclone, la situation humaine, de certains agents, est toujours tendue. De nombreux logements ont été détruits, des collègues policiers ont été relogés chez d’autres, une situation personnelle qui, à moyen et long terme, peut épuiser. « Beaucoup d’agents se posent des questions sur leur suite ici après Chido. Mais on continue. Parce que les passages, eux, ne s’arrêtent pas« , soutient le chef d’unité nautique, déterminé.
Identifier et prévenir les menaces

À bord, le silence est rompu par le bruit régulier des moteurs et les radios qui s’animent. Sur l’écran du radar, un point lumineux se déplace lentement. Cap stable, vitesse modérée. Impossible de savoir à l’œil si c’est un pêcheur ou un passeur. Il faut s’approcher. « Dès qu’on a un cap et une certaine vitesse, on doit s’y déplacer pour lever les doutes« , explique Ben. Mauvaise pioche, c’est une barque de pêcheurs. Connu des services, le pêcheur est en règle, il ne sera pas contrôlé. « C’est aussi cela la lutte contre l’immigration clandestine. Elle intègre la protection de l’environnement, la police des pêches, le trafic de contrebandes, le trafic de stupéfiants…« , explique Ben.
Mais pour les agents de la police aux frontières, ce sont surtout les contrôles des kwassas qui représentent la majeure partie de leur activité. « À Mayotte, un kwassa peut tout réunir plusieurs délits. Les passeurs font entrer des migrants en situation irrégulière, de manière illégale sur le territoire. Ils peuvent aussi transporter des marchandises illégales ou des stupéfiants« , commentent unanimement les agents.
Un dispositif efficace face à des passeurs plus violents
Présent sur le territoire depuis une dizaine d’années, le chef d’unité est arrivé pour la première fois à Mayotte en 2006. Il explique qu’avant, seul le Nord de Mayotte faisait figure de point de repère pour les passeurs de kwassas. Car au Nord, à Mtsamboro, où Anjouan n’est qu’un trait à l’horizon, la frontière entre les Comores et Mayotte se dilue dans le paysage des vallées au loin. Aujourd’hui, les kwassas peuvent affluer de toute part sur l’île : autant au Nord, qu’au Sud, qu’à l’Ouest et qu’à l’Est. La raison ? La traque des embarcations illégales s’est intensifiée et la justice sanctionne sévèrement les passeurs. Les passeurs tentent alors par tout moyen d’arriver à Mayotte, coûte que coûte, en dépit des courants et de la vie des passagers, notamment sur les derniers kilomètres.

Face aux moyens déployés par la lutte contre l’immigration clandestine, les réseaux des passeurs se sont adaptés : ils ont trouvé de nouveaux itinéraires, des relais sur terre pour leur indiquer des zones plus accessibles pour s’infiltrer et tentent de masquer leurs embarcations en se faisant passer pour des pêcheurs en réutilisant de vieilles immatriculations d’embarcations mahoraises. « On voit arriver des barques faussement immatriculées avec deux moteurs de quarante chevaux. Ils veulent aller vite, contourner les patrouilles, poser les passagers et repartir sans se faire prendre« , explique Éric, les yeux fixés sur l’horizon. « Il y a aussi des embarcations qu’on appelle V.I.P, où seuls deux passagers sont à bord, ils payent alors très cher la traversée, et essaient de se faire passer pour des pêcheurs.«
Et plus la lutte contre l’immigration clandestine s’est renforcée et adaptée, notamment avec la mise en place du plan Shikandra en 2018, plus les comportements des passeurs sont devenus violents. « On a déjà eu des collègues blessés lors de caillassages car certains passeurs passeurs partent avec des cailloux dans le bateau pour nous viser mais surtout, ils essaient par tout moyen de crever nos bateaux avec des machettes ou des lances attachées au bout d’une perche… », raconte le chef d’unité. Face à ces attaques, les agents de la police aux frontières ont des protections…cachées. « Comme on passe douze heures en mer, on a des uniformes légers, mais on a aussi des armements intermédiaires, des casques, des boucliers, des gilets par balle, du matériel de sécurité, dans des coffres… » Souvent des cibles des passeurs, ces incidents conduisent bien souvent à des drames que les policiers tentent d’éviter. « Quand un passeur refuse d’obtempérer, il prend de la vitesse et il fait des zigzags dangereux pour nous éviter, on est obligés de faire des 180 degrés pour l’intercepter », évoque Éric, avant de nous montrer la manoeuvre en nous suggérant de nous attacher vivement. « Une fois, un passeur a foncé à toute allure sur notre bateau et le kwassa s’est fendu en plusieurs morceaux, les gens se sont retrouvés à l’eau, et nous avons réussi à sauver l’ensemble des passagers, alors que les agents n’étaient que trois », se remémore Ben.
À bord, secours et contrôle entremêlés
Le moins que l’on puisse dire c’est que le quotidien des agents de la police aux frontières est loin d’être monotone. Près d’Hanjangua, Ben et ses collègues racontent qu’une nuit, ils ont intercepté jusqu’à sept embarcations illégales en seulement quelques heures, quand d’autres journées, le compteur était à zéro. « C’est très cyclique. Parfois il n’y a pas de départs d’Anjouan« , mentionnent-t-ils. Plusieurs facteurs entrent en jeu. « Certains jours, la mer est trop agitée, le calendrier scolaire ou religieux a également des répercussions sur l’activité de ces passages », commentent les policiers. Et le profil des personnes varie considérablement d’une embarcation à une autre. « Il arrive qu’il n’y ait que des hommes à bord, parfois des familles, avec des enfants, des marchandises et des animaux… »

Dans tous les cas, « la priorité c’est de mettre en sécurité les personnes », explique le chef d’unité. Lorsqu’un kwassa est intercepté, la procédure est rodée. Un premier contact, visuel et sonore. Puis la mise à l’arrêt. Si le passeur coopère, les passagers sont transférés un à un sur le vecteur. La barque est remorquée, ou pilotée par un agent de police si les conditions le permettent. À bord de l’intercepteur, les passagers sont regroupés à l’avant, sous surveillance. Le passeur présumé est menotté et isolé à l’arrière du bateau. Une brassière lui est également donnée « pour éviter qu’il ne se jette par dessus bord car c’est déjà arrivé« , se souvient l’agent de police.
Les agents ont des modules de flottabilité stockés dans des trappes hermétiques pour secourir jusqu’à 30 personnes en cas de problème. Le secours est intégré à la mission. « Après un tel périple, la plupart des gens à bord sont fatigués, trempés, parfois blessés. On les traite avec humanité, quelle que soit leur situation administrative », insiste Ben. À l’arrivée à quai, une cellule sanitaire effectue une première évaluation. Moins de 2 % des personnes nécessitent une prise en charge médicale urgente. La suite se joue ensuite dans le centre de rétention administrative (CRA), où les procédures administratives et judiciaires prennent le relais. La plupart des passagers font l’objet d’une obligation de quitter le territoire et sont reconduits dès le lendemain.
Une mission sous forte adrénaline
Sur les routes maritimes, la pression ne faiblit jamais. Les agents de la police aux frontières se confrontent quotidiennement à des enjeux sensibles, où se mêlent impératifs sécuritaires et humanitaires, dans un climat social tendu et complexe. Le chef de l’unité nautique en mesure pleinement l’intensité : « On nous reproche parfois de ne pas en faire assez. Mais nous faisons le maximum, chaque jour, avec l’ensemble des services mobilisés. Certes, il y a plus de kwassas qu’au début des années 2000, mais nous les interceptons mieux. Ce n’est pas une mission facile certes, mais elle est unique« , confie Ben, qui fait la promotion de son unité, pour attirer de nouveaux talents, et notamment des femmes policières, qui sont encore trop peu nombreuses dans cette filière. « Sur les 52 agents de l’unité, quatre sont des femmes. Cette unité est spécifique et elle a besoin de nouveaux agents passionnés par ce type d’opération. Nous avons développé une formation précise, reconnue. La formation est construite sur mesure, en fonction des réalités de notre métier. Les agents font partie intégrante de la stratégie globale de réflexion et apportent des propositions concrètes. C’est rare dans une administration. »
À cet instant précis, une alerte résonne dans le poste. Un point radar a été détecté au Nord, près de Mtsamboro. Les trois agents se concentrent sur la radio, scrutant les coordonnées de l’embarcation. À tout moment, ils peuvent se lancer, prêts à intervenir, dans cette mission où chaque seconde compte.
Mathilde Hangard