Le respect
Malgré un développement très rapide fondé sur des valeurs importées et différentes de celles de la tradition locale, la société mahoraise parvient tant bien que mal à sauvegarder pour l’essentiel ses anciens modes de régulation sociale que l’histoire a forgée. Il s’agit par exemple de la hiérarchie sociale qui est considérée comme une donnée permanente et peu contestée de l’environnement de chaque individu. Le respect était de fait la valeur fondamentale, si ce n’est la plus importante entre toutes, pour l’éducation de la jeune génération.
En effet, tous les autres aspects du vivre ensemble dépendaient des témoignages de respect des uns envers les autres. Il en va ainsi de la relation filiale, à l’égard des parents, où le Mahorais ne peut être que dans une situation de respect, face aux fundis au sens large (maître coranique, professeurs, enseignants, etc.), entre les puinés et les ainés d’une même fratrie et beaucoup plus largement entre les jeunes et les anciens. C’est ainsi que contrairement à l’occidental qui a une plus grande latitude d’expression personnelle, le Mahorais, devant ses parents, son maître, son ainé, son supérieur, est capable de respect, de dévouement, d’obéissance, de retenue, de soumission, parfois, par crainte de punition.
Jusqu’à récemment, l’édifice reposait ainsi sur la primauté de l’âge dans toutes les interactions interpersonnelles. Le rôle, l’attitude et la prise de parole, voire l’emplacement spatial des uns par rapport aux autres, à un endroit donné, était tributaire en premier de l’âge des personnes en présence. Par exemple, pour commencer une réunion familiale, villageoise ou politique, il fallait l’aval du doyen, d’une personne reconnue ou faisant autorité pour conduire les échanges avec la possibilité de déléguer son autorité pour la circonstance à l’animateur. Il en était de même pour la façon de se saluer puisque c’est au plus jeune d’amorcer le contact en disant « kwezi » et le salué répondait « navoné », c’est-à-dire « porte toi bien ». « Gégé » (comment vas-tu ?) devait être utilisé uniquement entre personnes de la même génération. Toujours par politesse ou par peur de se tromper, de nos jours, beaucoup de personnes concluent leurs propos, soit en réunion ou après une intervention à la radio, en disant « excusez-moi si je me suis mal exprimé ». Une exception au critère d’âge était cependant admise pour les personnes ayant une fonction ou un rôle éminent notamment dans le domaine religieux, même si la bienséance ne le dispensait pas de solliciter une autorisation tacite avant de parler.
On dira d’une personne respectueuse qu’elle est « toian », ou bien « ana adabou ». Dans le cas contraire, elle sera considérée comme étant mal élevée : « mtsovou adabou », « kana hichima ». Ainsi, un homme d’une quarantaine d’années, ambitieux et engagé en politique, candidat aux élections cantonales a retiré sa candidature par respect, lorsqu’il a appris que son ancien instituteur prétendait au même siège. De même, lors d’un débat télévisé durant la campagne électorale des municipales de 2020, un candidat, qui venait de reprocher à son adversaire plus âgé que lui de raconter n’importe quoi (ou sou rambiyé malambé), a dû, sur le champ, présenter ses plates excuses quand son contradicteur lui a juste demandé de rester poli (kana adabou).
Une société régie par des interdits et des obligations
Il résultait de tout cela de nombreux interdits mais aussi des obligations que tout un chacun était tenu de respecter au pied de la lettre pour préserver l’équilibre social, souvent considéré comme immuable. Chaque enfant, en âge de comprendre, était systématiquement repris par les adultes ou ses pairs dès qu’il était en opposition par rapport aux usages ou quand son comportement allait à l’encontre des règles de la société. Parfois, lorsqu’un enfant demandait des explications sur le bien-fondé de ces règles dont la logique n’allait pas forcément de soi pour lui, il se voyait rétorquer un argument d’autorité : « quand tu seras grand, tu comprendras », ou bien, «il ne faut pas poser de question », ou encore « c’est comme ça, c’est tout ».
En guise d’illustration, voici des exemples d’interdits, suivis de quelques obligations sociales qui s’imposaient à tous.
Il était interdit :
* d’interrompre quelqu’un (un adulte) qui parle ;
* de demander à avoir quelque chose alors qu’on y aura droit à un autre moment (vertu de la patience) (mvoiloi ka miya) ;
* de demander à quelqu’un s’il veut quelque chose avant de le lui donner ;
* de dire « hodi » en entrant dans une cour endeuillée ;
* de donner quelque chose à quelqu’un avec la main gauche ;
* de prendre quelque chose avec la main gauche ;
* à un enfant d’écouter une discussion entre adultes ;
* d’enjamber quelqu’un ;
* d’enjamber de la nourriture ;
* de manger ou de parler aux toilettes ;
* de passer au milieu d’un groupe de personnes sans leur autorisation ;
* de prendre la parole sans autorisation dans une assemblée où il y a des personnes plus âgées que soi ;
* de s’asseoir à une position plus élevée qu’un adulte ;
* se tenir debout à côté d’un ainé qui est assis ;
* se tenir les hanches devant une personne plus âgée que soi ;
* de croiser les jambes quand on est assis en présence de personnes plus âgées que soi (térébé) ;
* à une femme non mariée de se maquiller ;
* de siffler, etc.
Obligations
Il fallait obligatoirement :
* prendre l’initiative de saluer en premier une personne plus âgée que soi ;
* dire « hodi » avant d’entrer chez quelqu’un ;
* céder sa place assise à une personne plus âgée ;
* donner ou prendre quelque chose avec la main droite ;
* participer à certaines manifestations collectives (enterrements, cérémonies, etc.) ;
* se rendre chez la personne (à son domicile) pour l’inviter à une manifestation ou cérémonie ;
* aider une personne plus âgée que soi qui porte une charge, etc.
En conclusion, comme chaque individu faisait partie du tout, chacun était donc dépositaire d’une partie de l’autorité collective. Toute incartade pouvait être sanctionnée de manière graduée et proportionnelle : cela pouvait aller d’un simple rappel à l’ordre, en passant par une amende (maou) pouvant aboutir à l’exclusion sociale de manière temporaire (mise au ban de la société). L’amende pouvait être financière ou relevait d’un travail d’intérêt général. Un parent pouvait, par exemple, menacer son enfant de le priver de sa bénédiction éternelle quand il devenait trop transgressif. Un homme, trop souvent absent aux enterrements, a été mis à l’écart (avec interdiction de faire quoi que ce soit) le jour des obsèques de son père ce qui lui a causé un traumatisme mortel.
De ce fait, à l’époque et dans sa configuration traditionnelle, la société mahoraise n’avait nul besoin d’un bras armé ou de quoi que ce soit d’autre pour incarner l’autorité et maintenir l’ordre social. L’autorégulation était permanente.
Puisque, actuellement, tous les résidents de Mayotte n’ont plus de valeurs communes en partage, le désordre, le chaos et la barbarie prennent le dessus car même le dépositaire de la violence légitime n’a pas démontré sa capacité ou sa volonté à faire respecter les règles (lois) de droit qui sont bafouées régulièrement au détriment du pacte républicain et du vivre ensemble.
Bacar Achiraf
Président de la Ligue de l’enseignement de Mayotte