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Lettre ouverte de monsieur Issihaka Abdillah, citoyen français de Mayotte, au préfet de Mayotte

La tribune de notre contributeur fidèle prend cette fois l'allure d'un courrier d'alerte adressé au préfet, Thierry Suquet en l’occurrence, mais aussi à ses prédécesseurs et successeurs sur la lisibilité des actions de l'Etat sur le territoire. Issihaka Abdillah émet notamment un premier bilan des acquis de centralisation des décisions à Mayotte au rectorat et à l'ARS.

Monsieur le préfet de Mayotte,
Monsieur Thierry Suquet,

A Mayotte, vous êtes le représentant direct du Premier Ministre et de chaque ministre dans le département. Vous avez la charge de mettre en œuvre les politiques du gouvernement. Au moment où nos compatriotes des Antilles traversent une période troublée, il serait opportun de parler aux Mahorais, rassurer les plus inquiets parce que beaucoup d’entre eux ont le sentiment que l’action de la préfecture ainsi que celle de l’ensemble des services déconcentrés et des opérateurs de l’Etat dans le département est illisible. Les Mahorais s’inquiètent et ne trouvent pas forcément de réponses à leurs interrogations. Des actions sont certainement réalisées ou sont en cours de réalisation et pourtant l’impression générale laissée est celle d’une opacité, d’un manque de transparence et d’impact sur la société, d’immobilisme.
En outre-mer en général et singulièrement à Mayotte, les crises sociales sont prévisibles tant les insuffisances sont nombreuses. L’Etat et les gouvernements accusent un retard dans l’appréciation des situations les plus élémentaires. L’Etat a tendance à faire fi des réalités locales même devant l’évidence. Le temps est venu d’installer de nouvelles perspectives heureuses, de combattre le sentiment « d’un territoire abandonné», et de l’existence de « zones de non-droit » d’instaurer de l’espoir en y apportant des réponses justes et adaptées à notre réalité.

En prenant la peine de vous écrire, j’ai voulu réaliser un acte citoyen et partager avec vous les inquiétudes des Mahorais. La jeunesse mahoraise, une de nos richesses, les organisations socioprofessionnelles des salariés et des employeurs, les collectifs des citoyens, les associations des femmes expriment des doléances, des demandes et des attentes pressantes. Vous les connaissez. Ils ont besoin d’écoute et d’échange, de dialogue et d’une oreille attentive. Mais ils ont surtout besoin de vivre en paix et en sécurité. Les femmes et les hommes de cette île ont aussi besoin d’un nouveau pacte qui libère les énergies pour le développement du territoire.

En 2014, la ministre George Pau-Langevin annonçait le pacte Mayotte 2025 aux élus… où en est-on ?

Les Mahorais expriment une envie de voir clair, d’avoir une lisibilité sur les politiques publiques mises en œuvre par le gouvernement pour le développement de l’île. A ce titre la loi du 2 mars 1982 dispose que le préfet élabore chaque année un rapport d’activité des services de l’Etat dans le département. Celui-ci a vocation à dresser le bilan des moyens humains et financiers mobilisés au service du développement économique, social et culturel du département. Communiqué aux élus en particuliers ceux du département et aux citoyens, le rapport d’activité des services de l’Etat a vocation à porter l’information à un large public sur les priorités et la réalité de l’action des services de l’Etat dans le département. De mémoire d’homme, après la décentralisation de 2004, seul le préfet de Mayotte de 2014 à 2016 s’était livré à cet exercice de transparence devant les élus du Conseil départemental. Il avait présenté aux élus du département le rapport d’activité des services déconcentrés de l’Etat. La parole de l’Etat nous convaincra que notre territoire n’est pas figé, que Mayotte n’est pas abandonnée.

« Les mahorais doutent d’eux-mêmes et de leurs gouvernants »

Pour écarter les quiproquos, éviter les malentendus et les mauvais sentiments, votre parole revêt un caractère solennel. Elle est la caution et la garantie que le gouvernement est présent aux côtés des Mahorais et que les engagements pris se réalisent ou sont en cours de réalisation. Mayotte est aujourd’hui à un moment charnière. Il y a la crise sanitaire persistante qui bouscule les habitudes et ses conséquences. Mais aussi, les Mahorais sont fatigués, épuisés doutant d’eux-mêmes face aux actes de violence à répétition, face à l’épidémie, aux embouteillages du quotidien. Ils doutent de leurs gouvernants, de leurs responsables. On pourrait comprendre aisément la tentation vers un vote massif des extrêmes aux prochaines échéances électorales. Les Mahorais ont le sentiment d’un désengagement face à l’immigration clandestine massive, face à la délinquance et aux actes de violence perpétrés régulièrement à leur endroit. Devant toutes ces incertitudes ambiantes, je vous invite à nous parler, à nous rassurer, à nous dire les vérités.

Monsieur le préfet,

ARS, Mayotte
Grève à l’ARS en décembre 2021, il y a un an

La mise en place d’une ARS et d’un rectorat de plein exercice a été une vieille revendication et un combat de tous les instants mené par les élus et les organisations syndicales. Trois années après leur mise en place, autant dire que nombreux sont les Mahorais à s’interroger sur leur impact sur leur quotidien.

Le rectorat fait face à une démographie scolaire galopante inédite et sans commune mesure en comparaison des autres DOM. Le recteur, «dernier des mohicans », pilote courageusement et avec beaucoup d’abnégation un navire titanesque surchargé, pris au piège de la délinquance, aux vagues de violence, à une météo de natalité inquiétante et à l’immigration clandestine avec des risques sérieux de naufrage. La menace sur la qualité de notre système éducatif est palpable et c’est un très mauvais signe dans la perspective de la modernisation du département. La dégradation de notre système ne fait plus mystère, elle est manifeste.

Et s’agissant de l’ARS, depuis sa mise en place effective, l’agence est le théâtre de conflits sociaux entre la direction et les agents locaux, entre la direction et le centre hospitalier. En dépit de quelques retards de décisions, on ne peut enlever à l’ancienne directrice d’avoir géré la crise sanitaire, elle est malgré tout partie en catimini. Par contre les grands dossiers devant restructurer le secteur de la santé à Mayotte sont toujours restés à l’état embryonnaire. Alors que des campagnes de prévention auraient pu être lancées entre les deux pics de Covid ici. Durant trois années, les intérêts des Mahorais ont été relégués au second plan à cause de querelles tristement carriéristes. Et pourtant, la problématique sanitaire est l’un des plus grands chantiers à ouvrir pour la prochaine décennie. Si le volet « soins » attire les projecteurs de par son lot d’insuffisances, le volet « prévention » est le parent pauvre du système et pourtant il est une priorité.
Alors oui, les forces vives de l’île ont rejeté massivement l’ARSOI (Agence Régionale de Santé Océan Indien) par manque d’inefficacité et le constat d’insuffisance sur la santé des mahorais, il ne faudrait pas que l’ARS Mayotte, agence de plein exercice par ailleurs, rejette à son tour les Mahorais.

Je signe cette lettre dans l’espoir que vous prendrez le temps de la lire attentivement. En prenant la peine de vous écrire, j’ai voulu partager avec vous mes doutes, mes inquiétudes mais également mes espoirs. Je suis convaincu que vous serez disposé à être un « accompagnateur » déterminé, à l’écoute de tous pour fixer ensemble de nouvelles orientations majeures et indispensables, des engagements forts et fermes pour bâtir un territoire apaisé et juste, solidaire et durable dans les domaines économiques, sociaux et culturels.

Face à l’urgence, je reste persuadé de la disponibilité des forces vives de l’île pour travailler ensemble avec vous afin d’échanger, de co-construire et coproduire des réponses et des solutions adaptées qui placent la réalité de vie des Mahorais au cœur de votre action à Mayotte.

Veuillez agréer, Monsieur le Préfet, l’expression de ma très haute considération.

Issihaka ABDILLAH

 

 

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