Bernard Thomassin, océanographe respecté à travers le monde, mène des recherches scientifiques sur le lagon depuis plus de 30 ans. Il est venu cette semaine participer aux travaux initiés par le Parc naturel marin. Envasement, corail, montée des eaux… il dresse un état des lieux pour le JDM. Entretien.
Le JDM : Vous avez commencé vos recherches scientifiques sur le lagon de Mayotte il y a 30 ans. C’est une vie entière de travail !
Bernard Thomassin : Nous avons, en effet, mis en place les premières stations fixes de recherche en 1983, de part et d’autre de Pamandzi. De 1983 à 1986, les fonds de Mayotte étant très envasés au niveau des baies et des parties internes du lagon, on a créé un groupe de travail sur l’érosion et la sédimentation et leurs conséquences sur la vie aquatique.
L’épaisseur de l’envasement, on ne la connaissait pas. Les premiers sondages que nous avons réalisés donnaient 9 mètres de vase !
Le JDM : Le phénomène est-il ancien ?
B.T : On a mesuré la vitesse d’envasement et on a tenté de comprendre ce qui se passe depuis que l’homme agit sur les terres mahoraises, en particulier avec la déforestation. Tout a commencé à changer il y a 500 ou 600 ans.
Le but de nos travaux est aussi de suivre les limites de cet envasement. On peut dire qu’il évolue clairement vers le large. Aujourd’hui, on trouve de la vase à plus de 4 kilomètres des côtes !
Le JDM : En 30 ans, le lagon s’est-il beaucoup dégradé ?
BT : L’envasement gagne vers le large, même vers les pâtés coralliens à l’extérieur. Il y a 30 ans, on trouvait des coquillages partout. Sur les platiers, à cause du ramassage à outrance, on n’en trouve plus alors qu’ils participaient au bon fonctionnement du lagon. On ne voit plus, non plus, de gros poissons. Et il y a évidemment une profonde dégradation des peuplements coralliens de surface. Elle est due au réchauffement des eaux depuis 160 ans et aux activités humaines.
Le JDM : Les coraux semblent pourtant repousser dans beaucoup d’endroits ?
BT : C’est vrai qu’on assiste à un renouvellement des communautés mais elles n’ont plus du tout la même physionomie, on ne trouve quasiment plus de formes en longues branches.
Le JDM : La montée des eaux dont on parle souvent ailleurs est-elle perceptible à Mayotte ?
BT : La hausse du niveau marin est très sensible dans le lagon : elle est de 4 mm par an depuis 1965 et ça va s’accélérer.
Dans 50 ans, on aura 60 cm de plus ! Et comme on aura des phénomènes de dépressions tropicales de plus en plus fréquents, il faut s’attendre à avoir des plaines littorales régulièrement inondées : à Kaweni, à Cavani, le bas de Mtsangamouji… Et, pourtant, on continue à construire en bordure du littoral. On n’a toujours pas appris à anticiper.
Le JDM : Il y a 30 ans, pouviez-vous anticiper cette dégradation ?
BT : En 1983, on ne pouvait pas. Les techniques n’étaient pas les mêmes, l’outillage était différent. On n’utilisait pas les satellites. Ce n’est qu’en 2000, avec un satellite américain, qu’on a cartographié tout ce qui était visible à marée basse jusqu’à 5 ou 6 mètres de profondeur.
Mais ma philosophie a toujours été de dire que le lagon est un capital. Et quand on a un capital, il faut savoir le gérer et le faire fructifier. Ca peut être grâce au tourisme ou par l’aquaculture qui représente un potentiel énorme. C’est aussi en enlevant les nuisances qui viennent de terre comme les eaux usées ou les rivières polluées.
Si tout ça était bien géré, le lagon pourrait récupérer. En 40 ans, à condition de tout stopper, le récif corallien pourrait se rétablir. Mais il ne faut pas qu’il y ait des pressions continues. Il ne faut pas oublier non plus que le lagon, c’est un tout. L’erreur serait de dire : « Là, c’est sanctuarisé et là, non ». Il faut agir partout.
Le JDM : Y a-t-il encore des recherches à mener sur le lagon ?
BT : Je dis toujours que je ne connais pas le lagon alors que je suis peut-être celui qui le connaît le mieux ! Du côté de Tsingoni, il y a des vallées sous-marines à 70 mètres ou des plateaux à 40 mètres. Des zones difficiles qu’il faut étudier avec des moyens.
Il y a encore tellement de choses à faire… On ne connaît pas la faune et la flore ! On n’a jamais eu de taxinomiste qui a travaillé ici.
Le JDM : Vous aimez toujours autant Mayotte ?
BT : Est-ce que vous pensez qu’à 71 ans, si je n’aimais pas Mayotte, je serais là ? Mon but, c’est de laisser un testament scientifique à ceux qui viennent. Cette semaine, j’ai donné un cours à l’université à Dembéni. Je l’ai voulue cette université. Pour que les Mahorais puissent connaître l’île dans laquelle ils vivent.
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Entretien réalisé par Rémi Rozié. Crédit photos : Bernard Thomassin et Vincent Dinhut.