C’est une sévère mise en garde qu’ont adressée deux juges au sujet des décasages. Le séminaire organisé à l’initiative du préfet avait pourtant commencé comme un plaidoyer en faveur de la loi Elan qui, depuis 2018, permet à la préfecture de démolir plus facilement les quartiers insalubres, sans passer par une décision judiciaire. Mais à condition de respecter des règles strictes… qui ne sont pas toujours suivies, loin s’en faut.
Gil Cornevaux, Président du Tribunal administratif, et Laurent Ben Kemoun, président du tribunal judiciaire, ont usé d’une fermeté et d’une liberté de parole qui tranchait avec les interventions précédentes louant la loi Elan comme un « bel outil » permettant de « libérer du foncier », dixit le maire de Koungou Assani Bamcolo.
Or, les associations l’ont signalé à de nombreuses reprises, les décasages se font parfois en dehors du cadre strict de la loi, ou avec des libertés prises au détriment de celle-ci. Ce qui peut presque se comprendre, avec plus de 1600 cases détruites, plus de 500 étrangers interpellés et 456 habitants relogés, ce, en moins de 11 mois.
Le juge Ben Kemoun s’est d’abord fendu d’un plaidoyer en faveur d’une approche dépassionnée de la question du logement illégal, quitte à retourner le sujet envers ceux que la loi Elan pourrait viser par ricochet. « Le droit français est venu succéder à un droit ancien, c’est à dire des coutumes, des usages, qu’il ne faut pas négliger et encore moins mépriser » a estimé le magistrat, fort de ses nombreuses audiences en la matière. Pour lui, confronté chaque semaine ou presque à la méconnaissance des règles de droit commun, « on n’a pas encore épuisé toutes les ressources de la pédagogie, pour expliquer qui fait quoi, le rôle des notaires, les modes légaux d’accession à la propriété » et de changer de ton. « Avant de donner des leçons à tout le monde nous devons balayer devant notre porte et nous montrer vertueux. Quand nous construisons un étage à notre maison, nous pouvons demander un permis de construire, éviter d’employer des étrangers en situation irrégulière, quand on parle d’habitat illégal, d’état de droit et de pratiques, nous en sommes tous comptables, ce n’est pas que les étrangers en situation précaire. » Et de rappeler que « l’activité assez répugnante » de « marchand de sommeil » est punie de 5 ans d’emprisonnement et 150 000€ d’amende, mais aussi de la saisie automatique du bien, et d’une interdiction d’acheter de l’immobilier pendant 10 ans. Un sérieux coup de pied dans la fourmilière. Pourtant, malgré le nombre de décasages, et donc de propriétaires potentiellement fautifs, « peu d’affaires remontent au parquet, il y a peut être un manque d’enquêteurs sur le terrain, un manque de conscience de la population que le sort des victimes des marchands de sommeil est un sujet digne d’intérêt, peut être, aussi, y a-t-il des collusions, toujours est il qu’il y a une marge de progression. Le parquet et les juges du siège sont motivés pour lutter contre l’habitat illégal » a-t-il prévenu.
« A partir du moment où le juge va commencer à laver votre linge sale, on ne sait jamais où ça va s’arrêter »
Son homologue du tribunal administratif s’est montré, lui, encore plus cinglant, mais à l’égard de la préfecture, fer de lance des procédures de la loi Elan. « J’espère qu’il n’y a pas d’avocats ou de journalistes dans la salle » a-t-il ironisé, avant d’expliquer les failles de la loi, et les accrocs répétés qu’il constate dans les procédures qu’il a à juger. Rappelant que l’article 197 de la loi Elan « crée un puissant dispositif d’exception » qui ne cesse de faire bondir les associations, il prévient : des « actions de groupe » sont à prévoir. « Dès que le juge est saisi, ça suspend l’arrêté jusqu’à la décision du juge, sans quoi des demandes d’indemnités pourraient être extrêmement lourdes, et croyez moi vous avez au coin du bois des gens qui vous y attendent » a-t-il exprimé. Il est ensuite entré dans le détail de 7 procédures où des habitants, ont obtenu gain de cause. Et le bilan est peu glorieux pour la préfecture, qui répète à chaque opération respecter la loi à la lettre. « La procédure de notification des arrêtés est très souvent irrégulière, le périmètre des arrêtés n’est pas suffisamment justifié, les rapports de l’ARS n’ont jamais été produits, les propositions de relogement sont faiblement voire pas justifiées » égraine le juge.
Or, si l’Etat, rappelle le préfet, n’a pas encore été « lourdement condamné », plusieurs procédures sont en attente de jugement, notamment pour le 13 décembre prochain, où 13 requêtes appuyées par plusieurs ONG seront étudiées. Et l’affaire pourrait piquer, prévient le juge. « Mettez-vous ensemble pour vraiment regarder les procédures parce que, à partir du moment où le juge va commencer à laver votre linge sale, on ne sait jamais où ça va s’arrêter ».
Un Scud que l’Etat aurait aimé détruire en plein vol, mais les batteries de mesures sont seulement en cours de déploiement. Le sous-préfet Jérôme Millet voit dans la loi Elan « une double menace » dont la première est « la menace contentieuse ». Pour lui, la solution est d’assouplir la loi. « Un certain nombre de recours peuvent nous amener à proposer au législateur des adaptations dans le cadre du projet de loi Mayotte, afin que l’Etat de droit puisse s’exercer » a-t-il plaidé.
Thierry Suquet pense, lui, qu’il faut « les deux ». « Il faut obligatoirement faire des opérations plus carré, c’est une des conséquences qu’on peut tirer de ce colloque, c’est une des analyses du juge administratif qui contrôle la régularité de ces opérations. Le juge a aussi souligné qu’il n’y avait pas eu de condamnation importante de l’Etat mais qu’il fallait rester vigilant sur les procédures. En même temps on a des modifications législatives à apporter, on en a parlé aux parlementaires. Par exemple le délai pour mettre en place la flagrance est trop court, on voit bien que le délai pour construire un banga est extrêmement rapide, on a besoin de suffisamment de temps pour le constater. Il faut qu’on adapte notre travail à son contrôle par la justice, et il faut qu’on tire des enseignement de cette première année pour avoir des adaptations législatives et réglementaires. »
Y.D.