L’école à Mayotte : repenser le rôle du maître Par Madi ABDOU N’TRO
Professeur de lettres et de culture générale
Der Weg ist das Ziel ». « Le but, c’est le chemin », selon la formule prêtée à Goethe mais aussi parfois à… Confucius. Autrement dit, l’objectif, c’est une bonne chose, mais chaque pas pour l’atteindre est aussi important. En matière de pédagogie, éduquer est une activité humaine qui ne peut se réaliser sans savoir dans quelle(s) direction(s) elle s’exerce ; en d’autres termes, il n’y a pas d’éducation sans « philosophie », c’est-à-dire sans savoir où l’on va. Enseigner, former c’est enseigner pour…, c’est former en vue de… Un éducateur qui n’a jamais réfléchi aux conséquences de ses actes pédagogiques, qui n’a pas réfléchi aux finalités qu’il cherche à atteindre (consciemment ou inconsciemment) ressemble à un aveugle qui cherche à se diriger dans la nuit. Pouvoir expliciter le sens de son action, pouvoir l’expliciter pour soi et pour les sujets que l’on veut former afin qu’ils puissent être associés à leur propre éducation c’est faire de la philosophie de l’éducation. La philosophie de l’éducation ne se ramène pas uniquement à cela mais la détermination des finalités de l’action éducative en est une partie importante. Les composantes principales des finalités éducatives. Une vision de l’homme.
A l’aune des jalons posés par madame Élisabeth Borne, ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche dans son discours du 23 janvier 2025 prononcé au haut encadrement du ministère de l’éducation nationale, de la jeunesse : « notre système éducatif ne doit plus être un carcan descendant. Cette époque est révolue : j’attends de vous des solutions concrètes, des actions mesurables, et avancées tangibles dans vos territoires », nous souhaitons à travers cette légitime réflexion apporter une contribution sur le fonctionnement de l’école à Mayotte, en mettant particulièrement en lumière les éléments constitutifs de dysfonctionnements et des errances de pilotage dans la transmission des savoirs fondamentaux. Dans une mise en perspective, nous nous attachons à proposer des orientations quant au rôle de l’Etat, par rapport à celui d’autres acteurs, pour revitaliser l’école à Mayotte.
De prime abord la ministre s’emploie à hausser la question de l’école au niveau des « valeurs » éducatives et citoyennes que celle-ci doit transmettre : « Remettre de l’exigence » à l’école, selon ses termes. Selon la ministre les enjeux de l’école, de l’éducation, en bien des domaines (famille, associations…), sont urgents à clarifier en ce temps de crise de la transmission, parfois de « brouillage » du rapport entre les générations et de fracture du lien social.
La jeunesse est le miroir d’une société
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Le débat n’a jamais cessé d’être ouvert dans l’hexagone. À Mayotte, il l’est encore davantage. Car, la question est permanente de savoir quelle jeunesse on veut former pour quel projet de société. De Platon à Luc Ferry, des stoïciens à Hannah Arendt, en passant par bien d’autres, ces enjeux demeurent. On le dit pourtant dans le vacarme actuel : la jeunesse est le miroir d’une société, ses fractures sont l’indice d’un malaise de la civilisation ; l’école ne peut pas être sa propre aporie ; ou à se contenter d’instruire ; mais doit aussi éduquer à l’autonomie intellectuelle, individuelle et au vivre ensemble. Pour certains, son rôle est même d’aller jusqu’à élever l’individu en lui procurant du sens, en prenant en compte ses « besoins spirituels ».
Typiquement, il ressort que le système scolaire mahorais n’assure plus la construction de l’intelligence collective : à une baisse continue des compétences fondamentales (lire, écrire et compter), s’ajoute à un appauvrissement vertigineux du langage. Les rapports sont nombreux. Ceux-ci démontrent le rétrécissement du champ lexical et un appauvrissement de la langue. Il ne s’agit pas seulement de la diminution du vocabulaire utilisé, mais aussi des subtilités de la langue qui permettent d’élaborer et de formuler une pensée complexe […]. Ici, les élèves sont irrémédiablement réfractaires à la lecture. Plus un seul livre lu sur une année entière. Pis, même les parents bien insérés socialement, boivent leur fortune dans une tablette et l’achat du dernier Smartphone. Ils dédaignent d’offrir à leur enfant [en livre de poche] Les Pensées de Pascal, La Parure de Guy de Maupassant, Germinal d’Emile Zola ou encore Brulante est ma terre, d’Abdou Salam Baco. Pourtant, l’histoire est riche d’exemples : elle démontre la place du livre et de l’écrit chez l’enfant. Car, il n’y a pas de pensée critique sans pensée. Et il n’y a pas de pensée sans mots. Comment construire une pensée hypothético déductive sans maitrise du conditionnel ? Comment envisager l’avenir sans conjugaison au futur ? Comment appréhender une temporalité, une succession d’éléments dans le temps qu’ils soient passés ou à venir, ainsi que leur durée relative, sans une langue qui fait la différence entre ce qui aurait pu être, ce qui a été, ce qui est, ce qui pourrait advenir, et ce qui sera après que ce qui pourrait advenir soit advenu ?
Aujourd’hui enseigner et pratiquer la langue dans ses formes les plus variées, même si elle semble compliquée, parce que dans cet effort se trouve la liberté, ne semble plus être un sacerdoce. Il y a ceux qui expliquent qu’il faut simplifier l’orthographe, purger la langue de ses « défauts », abolir tous les genres, les temps, les nuances, tout ce qui crée de la complexité, ils sont des fossoyeurs de l’esprit humain. Car, il n’y a pas de libertés sans exigences. Il n’y a pas de beauté sans la pensée de la beauté.
L’école est-elle ce levier par lequel la société peut gommer les inégalités de classes qui s’y cristallisent ? Il y a là une double lecture qu’on peut en faire et les deux pôles qui s’y entrecroisent se focalisent d’abord sur la figure du maître… et de l’homme politique.
Dans La République (i) , Platon rappelle la place dans l’ordre dans la manière d’éduquer, qui a pour finalité de faire passer la connaissance au petit enfant, futur citoyen de la cité. Selon lui, l’art de transmettre le savoir est passage des connaissances via une méthode : la dialectique. Car à son jeune âge, l’âme est comme la vue que trouble aussi bien le brusque passage de la lumière à l’obscurité que de l’obscurité à la lumière : elle possède naturellement la faculté de connaître, comme l’œil celle de voir (ii). Mais c’est l’éducation qui aura pour but de bien orienter cette faculté. Et elle concerne l’individu dès son plus jeune âge : « Maintenant, ne sais-tu pas que le commencement, en toute chose, est ce qu’il y a de plus important, particulièrement pour un être jeune et tendre ? C’est surtout alors en effet qu’on le façonne et qu’il reçoit l’empreinte dont on veut le marquer » (La République, 377b). Si bien que le commencement représente le départ, le début de l’acquisition des connaissances, et il ne faut pas le manquer : il désigne la ligne directrice à suivre, ce point qui conduit vers la finalité de la vie et lui donne un sens. En réalité, Platon met ici en avant le rôle central du maître, qui façonne l’enfant à l’instar du démiurge qui, lui, façonne le monde. Le petit enfant est souple, malléable. Platon insiste sur l’importance des influences subies dès le plus jeune âge. Certes le maitre qui a la charge d’éduquer l’enfant ne peut réussir parfaitement sa mission qu’à la condition d’avoir en face une institution (ou des institutions) qui trouvent une organisation efficiente.
Le véritable maître
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Si bien que « Remettre de l’exigence » doit se traduire, pour l’académie de Mayotte, pour l’Etat à parachever la rationalisation et la mise en concordance du rôle du recteur d’académie de Mayotte et de l’exécutif départemental. En clair, cela passe par l’extension à Mayotte des lois de décentralisation de 1982 et 1983 inhérentes à la gestion des établissements du second degré et à l’abrogation du décret du 31 janvier 1986. Ensuite, « Remettre de l’exigence » doit se traduire par la fin d’un modèle métropolitain” du système éducatif, avec “de rares aménagements parfois contreproductifs”1 . « Remettre de l’exigence » doit enfin consister à l’exécutif départemental de fixer un calendrier concerté pour le transfert des compétences qui lui sont dévolues dans le cadre de la gestion de l’enseignement secondaire.
A cet ultime objectif, le président du département devra éviter toute démarche surannée, qui ne peut conduire qu’à une idéologie de réification, pour finalement tomber dans un processus jacobiniste d’assimilation pédagogique ou d’infantilisation.
Nous semble-t-il, la possibilité d’émancipation de l’exécutif départemental est probablement liée à la potentialité d’un triple questionnement, qui est un appel libertaire dirigé vers une intelligence républicaine et un impératif radical adressé à la volonté de l’Etat. Puisque le [véritable] maître c’est-à-dire le chef de l’exécutif doit cesser de demander : « et toi ?… qu’est-ce que tu vois ? Qu’est-ce que tu en penses ? Qu’est-ce que tu ferais ? ». Les réponses cessent d’être une démarche altière que garderait le maître pour se transformer en une conquête de chaque élève (l’Etat central et de ses services déconcentrés) sur les savoirs, sur le monde et sur lui-même. Le seul impératif que le maître doit soutenir avec détermination devant l’élève c’est « je peux», « nous pouvons ». Il n’échappe à personne ici que ces questions interrogent de façon lancinante la modernité et la vigueur de l’école à Mayotte ; mais aussi sur le rapport des élus de ce territoire avec Paris qui repose plus que jamais sur la nature des réponses que l’exécutif peut y apporter.
La proposition décisive est que les élus départementaux s’adjoignent la parole du président de la République iii qui fixe une École pleinement inclusive ; en faisant de la scolarisation des élèves, notamment en situation de handicap, une priorité nationale. Concrètement l’objectif est, dans le cadre d’un service public de l’école inclusive, d’assurer une scolarisation de qualité à tous les élèves de la maternelle au lycée et à la prise en compte de leurs singularités et de leurs besoins éducatifs particuliers. C’est-à-dire il convient d’encourager une meilleure scolarisation des élèves allophones nouvellement arrivés sur le territoire en proposant des formations solides à la question linguistique au bénéfice des enseignants. Car, « le plurilinguisme est un élément de développement de Mayotte, il ne faut pas donner l’impression que le shimaoré ou le kibushi sont à bannir », disait l’ancienne vice rectrice Nathalie Constantini. Ces mesures doivent être prises pour diminuer la concentration des difficultés dans les écoles.
Les enjeux de cette innovation pédagogique sont que, dans une participation négociée à la République, l’élève mahorais s’initie et consolide son savoir-faire aux rudiments des trois compétences attendues en fin de cycle 4 : lire, écrire, compter.
(1) Cours des comptes, 2018
i 6Platon, La République in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, vol. I, 1940, coll. La Pléiade.
ii 7Voir le passage (La République, 518c-519c) : « L’éducation est donc l’art qui se propose ce but, la conversion de l’âme, et qui recherche les moyens les plus aisés et les plus efficaces de l’opérer ; elle ne consiste pas à donner la vue à l’organe de l’âme, puisqu’il l’a déjà ; mais comme il est mal tourné et ne regarde pas où il faudrait, elle s’efforce de l’amener dans la bonne direction ». Voir également le livre VII de La République, Le mythe de la Caverne.
iii Discours du président de la République à travers la Loi n°2019-791 pour une « école de la confiance » qui y consacre en son chapitre IV