Sur le papier, le dossier est accablant, les entreprises à avoir bénéficié de marché sans concurrence et sans publicité s’enfilent comme les perles d’un long collier tissé entre 2019 et 2021. Et parmi le personnel de la mairie, le beau-frère du maire Mouslim Abdourahaman, ses sœurs, sans passage par le conseil municipal pour leur recrutement, mais avec la signature du maire. En tout, 19 faits de délits de favoritisme bénéficiant à autant de sociétés, et 6 prises illégales d’intérêt sont reprochés.
Mouslim Abdourahaman n’était pas seul sur le banc des accusés, à ses côtés son beau-frère, Eric Noutai, directeur administratif et financier de la commune. En réponse aux interrogations du président de l’audience Ludovic Duprey, il rapporte les conditions de son recrutement : « C’est l’ancien adjoint au maire Salim Mdere qui m’a recruté, puis qui renouvelle mon contrat, avant que le maire le bascule en CDI. » L’ancien adjoint, passé en 2015 dans l’opposition au maire, devenu conseiller départemental du canton, avant d’être privé de son mandat pour prise illégale d’intérêt.
Le pire c’est que ça bosse dans la petite entreprise communale familiale, « j’ai redressé la commune ! », plaide le beau-frère. Le juge rappelle en effet que la cour des comptes dans son rapport souligne une diminution de la masse salariale à l’issue de son contrat. Pour autant, personne ne prend le relai, « on n’a pas réussi à recruter quelqu’un pour sécuriser le process, il y a des métiers qui ne s’improvise pas ! », lancera-t-il le verbe haut. De l’avis des juges et du procureur, même remarque pour les sœurs du maire, « elles travaillent, ont le diplôme d’ATSEM qui colle à leur poste. Ce qu’on vous reproche c’est de recruter vous-mêmes votre personnel, et en l’occurrence les membres de votre famille ».
Sur le visage de Mouslim Abdourahaman, un vague air de celui qui ne voit pas où est le problème. Le délit de concussion est malgré tout reproché à Eric Noutai, pour avoir bénéficié de plus de 13.000 euros de congés payés à son départ, au lieu des 2.200 autorisés, « mais c’est de l’argent que me doit la commune pour avoir travaillé sans prendre de vacances et tous les week-end », élève-t-il la voix. Pour Me Morel, avocat réunionnais des deux hommes, le DAF s’est « sacrifié » pendant trois ans.
« Quel est l’intérêt d’un marché public ? »
Ce n’est pas la même ambiance pour la vingtaine d’entreprises qui ont bénéficié des marchés de la mairie et qui ont déjà été jugées pour délit de recel de favoritisme. Car leurs responsables ont tous avoué avoir bénéficié du système de saucissonnage de la commune, dont le maire est accusé d’avoir fractionné les marchés pour qu’ils restent en dessous d’un seuil, 40.000 euros ou 90.000 euros en fonction des secteurs, qui ne nécessite pas de mise en concurrence ou de publicité. Il suffit alors de contacter l’entreprise d’un proche et de les faire travailler.
Élagage d’arbres pour près de 500.000 euros, mais fractionnés, sur trois ans, curage de caniveaux pour 281.000 euros toujours sur ces trois années de 2019 à 2021, achat de matériel informatique pour 160.000 euros, travaux d’accès à un lotissement, location de véhicules, enlèvement de carcasses de voitures, etc. Le champ d’action est vaste, « on voit par exemple un marché sur l’éclairage public passé deux fois dans la même journée ! Il y en a qui ne voit pas plus loin que le bout de leur nez ! », s’exclamera le juge Duprey.
Au long des 6 heures et demi d’audience, il épluchera chaque marché, en interrogeant inlassablement un Mouslim Abdourahaman qui avait réponse à quasiment tout. Deux lettres de commande ont été délivrées dans la même journée à la même entreprise ? « Oui, c’est parce que l’un des marchés était passé avec la CC Sud, l’autre par la mairie ». L’entreprise de prestations d’activité périscolaire de son frère revient souvent dans les attributaires de marchés ? « C’est normal il n’y a aucune autre association spécialisée dans ce domaine à Mayotte. D’ailleurs, là, j’ai passé un marché, personne n’a répondu. »
Si, une question l’a laissé muet, celle de l’assesseure Amal Abdou-Arbid, qui, face à l’air placide du maire et ses réponses, « je ne savais pas », interrogeait : « En fait, pouvez-vous nous dire quel est l’intérêt d’un marché public ? ». Silence en retour – « Non, dites-moi » – « Et bien d’optimiser la dépense publique pour faire des économies ». Le procureur Yann Le Bris renchérissait, « si je voulais être perfide, je dirais que de ne pas respecter les marchés publics permet à certains de se faire graisser la pâte, mais je ne dis pas que vous avez fait cela, bien sûr ».
Fâché avec les comptes
Car c’est un constat partagé par tous, s’il y a bien eu fractionnement des marchés publics, reconnu par le maire, avec des lettres de commande systématiquement sous le seuil légal imposé par le code des marchés publics, aucune trace d’enrichissement personnel chez Mouslim Abdourahaman, qui ne possède rien, même sa maison appartient à sa femme. Yann Le Bris s’adressait directement à lui : « Quel intérêt d’avoir sur une période aussi longue mis en place ce système sans recherche d’intérêt personnel ? Ça restera un mystère ».
L’intérêt du système autour du « sirkali », l’argent public facile, le juge Duprey l’entrevoit: « Si on peut reprocher au maire un manque de vision globale sur les chantiers couteux à mener, je sais qui en a une : les entrepreneurs qui bénéficient des marchés! ».
Si l’élu avance ne pas connaître les procédures sur le recrutement des agents, ou sur la passation des marchés, le procureur agite la jurisprudence. « En matière de délit de favoritisme, il n’est pas besoin de démontrer le côté intentionnel. D’autre part, il est également dit qu’un élu de longue date connaît obligatoirement les règles de marchés publics. Or, vous êtes maire depuis 2014, vous avez été directeur administratif et financier du syndicat des eaux, affaire dans laquelle vous avez été mis en examen pour des faits similaires, donc je ne veux pas croire que vous ne savez pas de quoi on parle ». Fait aggravant, l’élu a été déclaré inéligible pour une durée de trois ans pour n’avoir pas déposé de comptes de campagne lors des dernières sénatoriales. Ce qui fait beaucoup d’erreur de comptabilité.
Le procureur requerrait à son encontre trois ans de prison, dont un avec sursis, trois ans de sursis probatoire avec obligation de payer 100.000 euros d’amende, interdiction d’emploi dans la fonction publique pendant ces trois ans, avec exécution provisoire, et une peine d’inéligibilité immédiate, également avec exécution provisoire.
Des peines jugées trop fortes par Me Morel, qui soulignait les vertus pédagogiques de la garde à vue et de cette longue audience, « et il a mis en place des pares-feux pour que cela ne se reproduise pas. » L’avocat réunionnais en profitait pour délivrer une pique contre la Chambre régional des comptes, « le juge du chiffre est sorti de son rôle, c’est un parquet bis, un accusateur public, ils ne viennent jamais pour conseiller, toujours pour accuser. »
Contre Eric Noutai, le procureur demandait 12 mois de prison avec sursis et une amende de 15.000 euros.
Délibéré au 10 décembre 2024.
Anne Perzo-Lafond