La « chimique » un fléau insidieux

C’est un rapport qui n’a pas vocation à être rendu public mais que le JdM a pu consulter. Sur près de 150 pages il fait un état des lieux de la « chimique » sur notre territoire. Un constat inquiétant.

Intitulé Chasse-Marée ce rapport a été fait en partenariat avec la POPAM (Plateforme Oppelia de prévention et soin des addictions), l’ARS de Mayotte, le CHU de Lille, le CHM, le CHU de Bordeaux, l’Université de Mayotte et enfin l’OFDT (Observatoire français des drogues et des tendances addictives). Pendant un an, de septembre 2022 à septembre 2023, chercheurs, scientifiques, travailleurs sociaux, associations sont allés sur le terrain, aux quatre coins de l’île, pour identifier « la chimique » et constater son évolution tant du point de vue de sa consommation que dans sa composition ou encore de sa diffusion. Aucun endroit de l’île n’est malheureusement épargné par ce fléau.

Le rapport dresse un état des lieux précis de la « chimique » sur le territoire de Mayotte.

Ce rapport dresse ainsi un état des lieux précis de cette drogue dure présente depuis maintenant une quinzaine d’années sur notre territoire. Un des auteurs à l’origine de ce rapport, maître de conférences HDR en écotoxicologie à l’Université de Mayotte et à l’Université de Bordeaux, nous a expliqué l’objectif de cette démarche. « On avait entendu parler de la chimique puis d’un seul coup plus rien, il n’y avait pas de données actualisées depuis 2019 sur ce sujet, plus personne n’en disait un mot, comme si elle avait disparu. Or on savait très bien qu’elle circulait encore, c’est pourquoi nous avons décidé de mettre en place ce programme ».

Pendant un an tous les acteurs ont œuvré dans le secret allant au plus près des consommateurs pour récupérer des échantillons de « chimique » afin de les analyser, mais aussi en leur faisant remplir un questionnaire indiquant l’âge, le sexe, le nombre d’enfants, le niveau social, etc. « En tant que chercheur et instigateur du programme j’avais un ordre de mission de la MIDELCA (Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives), sous l’autorité du Premier ministre, afin d’avoir une couverture légale quand je ramenais des échantillons de chimique en métropole pour les faire analyser. Ce n’était pas tous les jours une partie de plaisir… il nous est même arrivé de faire face à des menaces ou à des agressions », nous a confié le maître de conférences. En un an ce sont ainsi 142 analyses qui ont été faites sur un peu plus de 200 échantillons récupérés, « ce qui a représenté près de la moitié des analyses faites cette année-là, partout en France, pour tout type de stupéfiant », nous a-t-on indiqué.

Qu’est-ce que la « chimique » et quels sont ses effets ?

A l’origine, la « chimique » est une poudre de couleur blanche à saumon (illustration).

Comme nous l’a expliqué le maître de conférences spécialisé en écotoxicologie, « la chimique est un cannabinoïde de synthèse conçu à l’origine pour aider au sevrage du cannabis et notamment du tétrahydrocannabinol (THC) ». La « chimique » serait ainsi composée de plusieurs centaines de molécules différentes pouvant atteindre le nombre de 500 et serait de 2 à 200 fois plus puissante que le THC ! « Ce qui en fait une drogue dure ! », alerte le scientifique. « Les cannabinoïdes de synthèse existent depuis les années 1990’ mais au tournant des années 2000’ il y a eu un détournement de son usage par les trafiquants… et depuis 5 ans environ on est dans une logique d’innovation de la part de ces derniers. C’est la course entre l’épée et le bouclier… », poursuit l’écotoxicologue.

Quant à sa forme, la « chimique », une fois transformée, se présente généralement sous forme de tabac « avec une allure un peu grasse une fois qu’elle est passée entre les mains d’un ‘cuisinier’ (ndlr, jargon pour désigner un chimiste). Pour résumer, la chimique c’est un substrat végétal comme du tabac, du solvant comme de l’alcool par exemple, et un cannabinoïde de synthèse ». A l’origine, c’est une poudre de couleur blanche à saumon avec plusieurs molécules que « le cuisinier » transforme et mélange avec un substrat végétal.

La « chimique », une fois transformée, se présente généralement sous forme de tabac (illustration).

Elle se fume mais il semblerait qu’à travers l’étude menée d’autres types de consommation plus inquiétants soient en train de se développer. « Nous avons retrouvé de la chimique dans le tibakou consommé notamment par les personnes âgées sous forme de tabac à priser… Il semblerait que les trafiquants aient poussé le vice jusqu’à renouveler les consommateurs… et cela est très inquiétant. Pour quelques euros vous pouvez avoir votre dose », s’alarme l’écotoxicologue.

Concernant effets de la « chimique », ils sont tout sauf euphoriques. « Les gens oublient, zappent leurs problèmes. Ils disparaissent le temps d’un moment…Ce produit n’est absolument pas récréatif. Les consommateurs ne le prennent pas par plaisir mais par ennui », souligne-t-il. En ce qui concerne les effets indésirables, ils sont importants : hallucinations, palpitations, tachycardie, vertiges, vomissements, évanouissements, amaigrissement, perte de mémoire, agressivité, … avec une dépendance davantage psychologique que physiologique.

L’évolution de la « chimique » à Mayotte et le consommateur-type

À Mayotte la popularité de la « chimique » est exceptionnelle par rapport à la métropole et même aux autres territoires ultramarins. Selon toute vraisemblance, elle serait arrivée dans l’île il y a une petite quinzaine d’années. « La légende urbaine raconte qu’en 2012 un homme aurait ramené des cannabinoïdes de synthèse à Mayotte en prétendant que c’était bon pour la santé. Sauf qu’étant donné la puissance du produit, c’est considéré comme une drogue dure, rien à voir avec le bangué par exemple ! », explique le chercheur en écotoxicologie.

Le consommateur de chimique est un adulte âgé entre 21 et 50 ans et davantage dans la tranche 28 – 38 ans.

Puis il y aurait eu, de 2012 à 2018, une phase d’expansion avec une consommation qui a explosé. « C’est une situation nouvelle… pour la plupart ce sont des gens qui ont commencé jeunes et qui continuent de consommer aujourd’hui ». Ainsi selon les données recueillies dans ce rapport, le consommateur-type est majoritairement un homme, « un résident à Mayotte classique » : un adulte âgé entre 21 et 50 ans et davantage dans la tranche 28 – 38 ans. Près de 65% des consommateurs seraient au chômage, 30% auraient le baccalauréat ou plus, et 40% vivraient dans des maisons « en dur » avec un support familial. « Ils sont encadrés et entourés par leur famille qui est souvent au courant… Nous avons vu aussi des gens totalement insérés », raconte le maître de conférences.

Près de 65% des consommateurs de « chimique » seraient au chômage selon le rapport.

Toujours selon ce rapport, environ 50% des usagers de la « chimique » en consomme de façon quotidienne ou un jour sur deux, et 68% d’entre eux ont déclaré avoir déjà eu des effets indésirables. Beaucoup ont conscience d’un impact négatif sur leur vie sociale et familiale. Par ailleurs, un tiers des consommateurs ont envie d’arrêter, un autre tiers a déjà arrêté puis repris, et un dernier tiers ne veut pas arrêter. Enfin 50% déclarent avoir la volonté de diminuer afin de limiter les risques pour leur santé et sont méfiants vis à vis des molécules présentes dans le produit.

Un problème de santé publique

On le sait Mayotte manque cruellement de moyens en matière de santé publique et notamment de soignants et de psychologues. Ainsi dans l’étude qui a été menée entre septembre 2022 et septembre 2023, 75% des consommateurs n’étaient pas suivis « mais c’est sans doute plus… », nous glisse-t-on. Et seulement 14% d’entre eux avaient un suivi médical et psychologique, alors que 60% ont déclaré ne pas vouloir être aidés. « Le problème c’est que les consommateurs de chimique se sont ostracisés, ils se sont éloignés des services sanitaires. Il est ainsi impossible de savoir précisément ceux qui consomment chez eux et ceux qui consomment dans la rue ».

Le CHM est déjà débordé à gérer d’autres problèmes, les effectifs et les moyens sont saturés pour prendre en charge les consommateurs de « chimique ».

L’écotoxicologue appréhende par ailleurs la circulation grandissante de stupéfiants sur notre territoire. « Ça s’accélère… Notre crainte est que le crack ou des molécules type fentanyl viennent damer le pion à la « chimique », ce qui ouvrirait une nouvelle vague d’adaptation, donc des risques d’overdoses par méconnaissance, et qu’une nouvelle catégorie de consommateurs émerge… c’est un véritable problème de santé publique ». Le CHM est déjà débordé à gérer d’autres problèmes, les effectifs et les moyens sont saturés. Les forces de l’ordre sont démunies car il est quasi impossible de détecter la « chimique » : elle n’a pas d’odeur et est en faible quantité car c’est un produit très puissant. « Songez que l’équivalent d’un dé à coudre peut vous durer plusieurs mois ! Les seuls outils dont nous disposons sont restreints… c’est surtout du travail social et de terrain pour avoir du renseignement humain. Il faudrait former des gens au CHM, des psy, couvrir l’ensemble du territoire et coordonner les effectifs », plaide le chercheur. « Car ce sont les consommateurs et leur famille qu’il faut aider, ce sont eux qui sont à plaindre », poursuit-il.

A la fin du rapport plusieurs recommandations sont préconisées comme : Développer la prévention et informer les habitants de Mayotte ; Mettre en place une formation annuelle sur la consommation de stupéfiants à Mayotte pour les professionnels ; Construire un Partenariat (POPAM, CHM, Université de Mayotte, TREND/SINTES, OFDT, CEIP, SPF, etc.) ; Développer la recherche avec l’implantation d’un laboratoire d’analyses qualitatives et quantitatives au sein de la technopole de l’université de Mayotte ; ou encore Augmenter les saisies de produits en mettant à disposition de la douane, de la gendarmerie et de la prison du matériel de détection performant.

L’existence de ce rapport a au moins le mérite de donner des pistes et d’identifier les bons acteurs au bon endroit et de proposer la mise en place d’un réseau de surveillance et de suivi.

B.J.

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