Derrière les grilles de l’embarcadère de Mamoudzou, les yeux plissés, scrutant l’horizon à la recherche de la barge, les passagers prennent leur mal en patience, ce lundi 6 janvier. La grève illimitée lancée par la direction des transports maritimes (DTM) a débuté comme prévu à 8 heures, laissant planer l’incertitude sur le moment où chacun pourra enfin rejoindre Petite-Terre. “Elle est au ralenti, la traversée va être longue, au moins on va pouvoir profiter du paysage”, ironise un passager. “L’essentiel c’est qu’elle soit-là”, lui répond son ami à côté. Afin de garantir la liaison et de prévenir un “risque de trouble à l’ordre public pouvant résulter de l’absence des moyens de transport”, la préfecture a réquisitionné un navire de la DTM dans un arrêté signé le 2 octobre.
Incompréhension au quai de Mamoudzou

Mais assis sous les ombrelles, avant l’ouverture du portail, c’est la résignation qui prend le dessus sur la colère. Il faut attendre, il n’y a pas le choix. L’ambiance est tout de même plus tendue au niveau de la file des scooters, ou deux hommes se voient empêchés par les agents de la DTM d’embarquer à l’arrivée de la barge. “Où on va mettre notre scooter ?”, questionne l’un d’entre eux. Sans solution, il décide de laisser son véhicule à Mamoudzou, avant de monter à bord du navire, son casque dans la main. Le second a préféré faire demi-tour. “Je ne peux pas garer mon scooter ici, je risque de me le faire voler”, observe-t-il en montrant du doigt le parking improvisé le long du quai. “Pas de Petite-Terre pour moi aujourd’hui”. Une fois les passagers installés, la barge entame son retour vers le quai Ballou, la cale complètement vide. Aucun véhicule n’est autorisé, sauf les urgences. “Une ambulance attend à Dzaoudzi ? Ok”, répond au téléphone, un des agents sur le quai, avant de faire un geste de la main au conducteur.
Comme en août dernier, la grève risque de perturber fortement les déplacements des habitants. À l’époque, il avait fallu deux semaines de négociations pour qu’un accord entre le syndicat Force Ouvrière et le Département mette fin au mouvement. Reste à voir si le Snuter-FSU, à l’origine de cette nouvelle mobilisation, obtiendra une réponse à la hauteur de ses attentes.

Le conflit trouve son origine dans le projet de billetterie électronique porté par le Département et son délégataire Transdev. Celui-ci prévoit d’affecter des agents de la DTM à l’entreprise privée, dans le cadre d’un système combinant liaisons maritimes et futur réseau de bus.Les syndicats dénoncent une « décision unilatérale », prise « sans concertation ni consultation des représentants du personnel », et exigent la suspension du projet, qu’ils jugent préjudiciable aux agents concernés. L’intersyndicale alerte également sur la dégradation des conditions de travail : manque d’hygiène, bâtiments jugés « insalubres » et situations de harcèlement moral signalées au sein du service.
Une matinée sous tension
Aux alentours de 8 heures du coté de Dzaoudzi la salle d’attente commence à se remplir. L’ambiance reste calme, presque banale, comme un matin ordinaire : quelques voyageurs patientent, d’autres discutent, certains consultent leur téléphone. Mais l’absence d’informations claires crée déjà une incertitude : la question qui traverse les conversations n’est pas tant celle de la grève, que celle de savoir si, une fois traversés, ils pourront revenir.

Deux barges sont présentes : la Georges Nahouda et la Chatouilleuse. Mais loin d’assurer la fréquence habituelle, elles ne fonctionnent pas normalement : la rotation est réduite et seuls les piétons et véhicules prioritaires sont autorisés. Beaucoup de passagers continuent de se comporter comme si tout suivait son cours habituel. Certains arrivent avec leurs véhicules : motos, scooters, vélos, voitures. Pour eux, la surprise est rude. Saïd Faïssoil, arrivé avec son scooter, raconte : “Je savais qu’il y avait la grève, mais pas que seuls les véhicules prioritaires passeraient. J’ai dû rentrer chez moi déposer mon scooter et revenir en taxi”. De l’autre côté, certains passagers débarquent sans savoir qu’une grève perturbe le trafic des barges. C’est le cas de ceux arrivés à bord du Maria Galanta, qui a amarré il y’a quelques temps. En descendant, ils apprennent la situation. Sans avoir pu anticiper, ils espèrent simplement rejoindre Mamoudzou pour rentrer chez eux. Karima Ali fait partie de ceux-là“Je ne savais même pas qu’il y avait un problème de barge, je viens d’arriver, je n’avais aucune info”, s’étonne-t-il.
Vers neuf heures, la situation change : la Chatouilleuse disparaît du quai, laissant la Nahouda seule assurer la rotation. Une fois la barge arrivée, l’embarquement devient chaotique. Les passagers se pressent, certains s’agglutinent pour tenter d’entrer, d’autres s’impatientent. Mais la capacité de cette embarquation est limitée : elle ne peut accueillir que 233 passagers à chaque rotation. Les agents commencent à compter : “1… 100… 200…”, puis s’arrêtent aux alentours de 220 personnes. Les autres se voient refuser l’accès. On leur annonce qu’ils devront attendre une heure avant l’arrivée de la prochaine barge, et sont invités à regagner la salle d’attente. Mais beaucoup refusent, craignant de manquer la rotation suivante. “Déjà on n’est pas sûr d’avoir celle qui va arriver après. Et si on va s’asseoir là-bas, on risque de rater la barge. Je préfère rester ici même si je suis en plein soleil”, explique Hawa Boura. L’atmosphère se tend : fatigue, frustration et incompréhension se mêlent. Certains usagers protestent, d’autres cherchent des informations auprès des agents.
Des passagers excédés

Une heure après, elle revient au quai Ballou. Mais la barge ne prend personne à son bord. Les passagers, qui ont attendu sous un soleil de plomb, voient monter leur colère. L’absence d’informations claires alimente les interrogations et les reproches. L’atmosphère devient rapidement électrique. Un homme décide alors d’agir : il tente de forcer l’accès à la barge. Devant l’attroupement, il s’attaque à une chaîne en fer qui bloque l’accès l’embarquement. Les agents de la sécurité interviennent immédiatement pour l’en empêcher. La tension éclate : cris, reproches et insultes fusent en direction des agents de la DTM. Parmi les passagers, l’énervement se verbalise : “ Je trouve cela dégoûtant et aberrant. On nous dit d’attendre la prochaine mais elle vient de partir, et nous n’avons eu aucune explication”, confie Nasra Boina.
La matinée avance, mais la situation reste bloquée. Quelques passagers, excédés, tentent de forcer l’embarquement. Des interventions musclées des gendarmes viennent disperser les attroupements. Sur le quai, la tension est palpable : fatigue, chaleur et incertitude pèsent lourdement sur les corps et les esprits. La frustration collective se lit sur les visages. Certains parlent d’une injustice : “Ce n’est pas juste, ils nous pénalisent alors que nous n’avons rien avoir dans cette histoire. Et puis moi je pense que c’est mieux que ça soit privatiser ça nous évitera de revivre ce genre de situation et l’île avancera”, partage Ali Vélou qui attend de pouvoir rejoindre son rendez-vous médical. Depuis plusieurs heures, la Nahouda fait la navette, transportant uniquement des véhicules prioritaires. Les passagers restés sur le quai, exposés au soleil, se sont regroupés pour faire part de leur mécontentement aux forces de l’ordre appelées sur les lieux en cas de débordements. Certains menacent d’aller jusqu’à forcer l’embarquement lors du prochain passage.

Face à l’attente, les stratégies se multiplient : certains décident de rentrer chez eux, ce qui est le cas de Hadidja Souleymane qui a attendu pendant une heure et demie : “Il vaut mieux que je rentre chez moi, franchement si j’avais su je ne serais pas venue ici. Je comprends que faire la grève c’est leur droit mais pourquoi nous pénaliser nous, si le préfét a réquisitionné une barge c’est pour une bonne raison”. D’autres optent pour un autre moyen de locomotion. Les taxis-bateaux ou encore les petites embarcations de pêcheurs deviennent une alternative, mais elles restent onéreuses : 10 à 15 euros la traversée, soit 20 à 30 euros pour l’aller-retour entre Dzaoudzi et Mamoudzou. “Là je n’ai pas le choix, je suis obligé d’aller chercher un taxi-bateau, ça fait un moment que je suis là avec ma femme et mon fils. Nous sommes fatigués, on revient d’un voyage à La Réunion, ça va me coûter cher mais c’est pas grave », confie Ismël Houmadi.
Des usagers pris au piège
À midi, la barge repart finalement vers Mamoudzou, après avoir embarqué quelques véhicules prioritaires et seulement quelques passagers, qui ont réussi à s’incruster aux risques de se blesser. La frustration sur le quai se mêle à l’amertume : « C’est du n’importe quoi », résume Imrane Ahmad. « Ils prennent la population en otage pour un conflit interne », ajoute Karima Ali.
Plus tard dans la journée, le syndicat FSU a publié un communiqué pour expliquer pourquoi aux alentours de 10h30 , la barge ne prenait plus de piétons. Selon la FSU Mayotte, l’arrêt du service serait lié à une altercation entre des cadres de la DTM et des membres du syndicat qui auraient été agressés « Cette violence à l’encontre des militantes survient alors que les agents de la DTM ont entamé depuis ce matin 8h un mouvement de grève illimitée. Les conséquences de cette agression ne se sont pas fait attendre : les grévistes ont décidé de ne pas se rendre à la rencontre qui était prévue avec le Vice-Président du Conseil Départemental et de durcir le mouvement. Une plainte sera très prochainement déposée ; elles ont toutes une ITT de 7 jours », indique le communiqué. Le syndicat réclame que justice soit faite, estimant que cet épisode met en lumière les tensions internes et les enjeux du conflit social.
Shanyce Mathias et Victor Diwish