Le 5 octobre 2025, Clicanoo publie : « Cyclones : Mayotte rafle 89,6 M€, La Réunion seulement 21,2 M€ ». Le mot « rafle » fait mal. Il évoque un déséquilibre, un favoritisme, une injustice. Mais cette lecture occulte l’essentiel : Mayotte n’a pas « gagné » plus, elle a perdu infiniment plus.
Pour comprendre cette répartition, il faut croiser les données météorologiques, les mécanismes européens et la réalité socio-économique des deux îles. Notre journaliste, présente à Mayotte pour témoigner des conséquences du cyclone Chido, puis à La Réunion pendant Garance, a constaté deux catastrophes d’ampleur majeure — mais aux effets incomparables.
Chido : 90 % d’un territoire frappé de plein fouet

Selon Météo-France, le cyclone Chido, formé début décembre 2024 au large de Madagascar, s’est intensifié en catégorie 4 sur l’échelle de Saffir-Simpson. Les vents moyens ont atteint 210 à 220 km/h, avec des rafales supérieures à 250 km/h dans certaines zones. Les stations de Pamandzi et Coconi ont eu le temps d’enregistrer respectivement 226 km/h et 194 km/h, avant une panne des capteurs. Les vagues hors lagon ont culminé à 9,3 mètres. Météo-France le qualifie de « cyclone le plus intense à frapper directement Mayotte depuis le début des enregistrements instrumentaux ».
Pendant plusieurs semaines, Mayotte a vécu coupée du monde : électricité et réseau effondrés, distribution d’eau interrompue, routes impraticables. Les secours, débordés, peinaient à atteindre les zones les plus isolées. Le bilan humain est particulièrement lourd : au moins 81 victimes, dont 40 décès confirmés et 41 disparus, selon le préfet François-Xavier Bieuville.
Dès le 16 décembre 2024, un pont aérien et maritime a été déployé depuis La Réunion, distante de 1400 km, pour acheminer vers Mayotte plus de 100 tonnes de matériel par jour : vivres, eau, matériel médical et personnel de secours. Les moyens mobilisés incluaient des Airbus A400M, des CASA CN-235, des Dash-8 de la Sécurité civile et des Antonov An-124 pour transporter un hôpital de campagne. En huit jours, près de 400 tonnes de fret ont été envoyées, avec un effectif de 89 aviateurs sur la base aérienne de La Réunion, qui en dit long sur l’ampleur des besoins.

Selon un rapport conjoint du BRGM et de la DGSCGC (janvier 2025), « les glissements de terrain, affaissements et submersions marines ont touché plus de 90 % du territoire », notamment à M’Tsangamouji, Bandraboua et Sada. Le coût économique des dommages est estimé à 450 millions d’euros, soit un quart du PIB local — du jamais vu depuis le cyclone Irma à Saint-Martin (2017).
Le cyclone Chido n’a pas seulement arraché des toitures, il a mis à nu la fragilité d’un territoire où chaque infrastructure repose sur un équilibre précaire. La gravité du désastre s’explique par la vulnérabilité structurelle de l’île : habitat souvent en tôle ou en béton non armé, bâti sur des pentes instables, forte densité démographique, réseaux fragiles. À cela s’ajoute une dépendance alimentaire supérieure à 80 % aux importations, qui a aggravé la crise.
Garance : La Réunion éprouvée mais plus solidement préparée

Le 28 février 2025, La Réunion affronte à son tour la colère du ciel. Le cyclone Garance, classé tropical intense, frappe l’île avec des rafales atteignant 230 km/h à Sainte-Rose et 214 km/h à Gillot, et des cumuls de pluie dépassant 1200 mm en 72 heures dans les cirques de Cilaos et Salazie. Glissements de terrain, routes effondrées et coupures massives d’électricité plongent une partie de l’île dans le chaos. Saint-Denis se retrouve notamment sous les eaux, une situation qualifiée d’« historique », notamment par les habitants : « En 40 ans, je n’ai jamais vu ça », confiait un Dionysien, en écopant l’eau devant son commerce, le 2 mars dernier.
Mais La Réunion, habituée aux cyclones et dotée d’infrastructures plus robustes, résiste. La plupart des bâtiments sont construits selon des normes anti-cycloniques strictes, les réseaux partiellement enterrés pour limiter les coupures, et la population formée à réagir aux alertes. La préfecture avait anticipé : déclenchement précoce des alertes, confinement organisé, hébergements d’urgence ouverts dès la veille.

Dans un geste de solidarité réciproque, quinze sapeurs-pompiers du SDIS de Mayotte sont intervenus à La Réunion dès le 1er mars 2025 pour renforcer les équipes locales face aux inondations et aux routes coupées par Garance. Le bilan humain fait état de cinq décès.
Plus de 310.000 foyers ont été privés d’électricité, mais 90 % ont été réalimentés en dix jours. L’aéroport Roland-Garros a rouvert en moins de 72 heures, symbole d’une île où la logistique de crise est efficace. Le coût global des dégâts est estimé à 270 millions d’euros, soit environ 1 % du PIB réunionnais — un choc historique, mais absorbé par la solidité économique et institutionnelle de ce territoire.
À Mayotte, la situation n’avait rien de comparable. Avant Chido, l’île connaissait des coupures d’eau récurrentes, un habitat précaire et des réseaux fragiles. Se préparer à un cyclone de catégorie 4 relevait presque de l’impossible. Là où La Réunion dispose d’un appareil d’État complet, d’un tissu associatif rodé et de moyens matériels conséquents, Mayotte fait face avec des infrastructures inachevées, un taux de pauvreté supérieur à 70 % et un bâti souvent en tôle ou en béton non armé.
Bruxelles n’a pas privilégié, elle a mesuré

L’écart d’aide entre les deux territoires découle du Fonds de solidarité de l’Union européenne (FSUE), créé en 2002 pour répondre aux catastrophes naturelles majeures. Ce fonds s’appuie sur des critères techniques et économiques, non politiques : ratio des dégâts par rapport au PIB, population touchée, vulnérabilité structurelle et urgence humanitaire.
En mars 2025, la France a transmis à Bruxelles ses estimations officielles. Mayotte dépassait largement les seuils d’alerte européens (25 % du PIB local), tandis que La Réunion restait en-dessous du seuil d’urgence majeure (1 % du PIB). Fin septembre, la Commission européenne a validé la répartition de 110,8 millions d’euros : 89,6 M€ pour Mayotte, 21,2 M€ pour La Réunion.
« Le FSUE n’est pas un instrument de comparaison, mais de réparation », rappelle Raffaele Fitto, commissaire européen à la Cohésion. L’Union n’a pas récompensé Mayotte : elle a réparé. Les chiffres reflètent l’ampleur du désastre, pas un privilège.
Une solidarité climatique mise à l’épreuve

Derrière ces chiffres se cache une fracture plus profonde : celle de la justice climatique. Selon le CNRS et Météo-France, la température moyenne de l’océan Indien a augmenté de +0,9 °C depuis 2000, alimentant des cyclones plus intenses, plus erratiques et plus destructeurs. Le GIEC prévoit une hausse de 40 % de la fréquence des cyclones intenses d’ici 2050 dans le canal du Mozambique.
Ces phénomènes frappent d’abord les territoires les plus fragiles — ceux dont les habitants contribuent le moins aux émissions mondiales. Mayotte, comme d’autres îles du Sud global, paie une dette climatique qu’elle n’a pas contractée. La Commission européenne l’a reconnu : la solidarité doit s’adapter à la vulnérabilité des régions ultrapériphériques.
Deux îles sœurs, deux réalités, une même urgence
Comparer les aides versées à Mayotte et à La Réunion n’a pas de sens. Les deux territoires ont affronté des monstres atmosphériques, mais leurs points de départ n’étaient pas les mêmes. En somme : deux îles, deux cyclones, une même insularité — quand la nature frappe, la solidarité ne se mesure pas en millions, mais en humanité.
Mathilde Hangard