À Saint-Pierre de La Réunion, Tahéra Vally ou la reconquête patiente d’un squat délaissé

À 73 ans, cette professeure à la retraite a repris l’établissement de son frère, décédé du Covid. Entre précarité, abandon institutionnel et résilience, elle raconte un combat à la croisée de l’intime et du politique.

13 Cité Canabady, Saint-Pierre. Quartier d’habitat où le béton décatie cohabite avec les flamboyants. À cette adresse, un modeste établissement touristique, « Le Tuléar – Aux 4 coins du monde« , semble avoir surgi à contre-courant. Il est le fruit de la volonté acharnée d’une femme, Tahéra Vally. Née à Madagascar, professeure d’anglais installée à Paris depuis 1972, elle débarque à La Réunion en 2021, après le décès de son frère. Ce qu’elle découvre n’est pas un héritage, mais une ruine sociale. Elle décide de rester. De réparer, et de comprendre.

Une bâtisse, des vies abandonnées

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La terrasse actuelle du Tuléar, vivante et lumineuse.

C’est dans des circonstances douloureuses que Tahéra arrive à La Réunion, une île qu’elle découvre pour la première fois. Son frère, décédé du Covid-19, lui laisse en indivision deux baux commerciaux. L’un d’eux, à la Cité Canabady, porte le nom de leur ville d’origine, Tuléar, dans le sud de Madagascar. Mais ce « Tuléar » réunionnais n’a alors rien d’un refuge. «  Je suis arrivée dans des bâtiments dans un état innommable. Des gens se droguaient dans les parties communes. Mon frère était tombé malade. Je ne me voyais pas reprendre cette affaire dans cet état  ».

Face à elle, des locataires en situation précaire, des contrats bancals, des tensions diffuses. Et une violence latente. Lors d’une première réunion organisée autour d’un goûter, elle propose de réhabiliter les lieux. « Tout le monde m’a ri au nez. On m’a traitée de vieille malgachine parisienne qui vient mettre des bâtons dans les roues  ».

Résister aux autorités… et aux silences

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Tahéra, silhouette résolue, a mené un combat sans relâche pour préserver ce lieu.

Elle tente pourtant. Avec méthode. Accompagnée d’un avocat, puis finalement, toute seule. Elle cherche à faire respecter les baux et à obtenir les autorisations pour lancer les travaux. Mais la machine administrative s’enlise. Certains partent d’eux-mêmes, conscients que la page se tourne. D’autres, au contraire, s’accrochent aux murs décrépis, refusant toute transformation. Trois restent. C’est alors, raconte-t-elle, qu’elle comprend peu à peu avoir mis les pieds dans ce qu’elle désigne comme « un réseau de drogue  ».

Elle en parle, avec prudence, sans agressivité, mais avec lucidité : «  J’ai compris que tout le monde était mouillé. Il y avait des menaces, des blocages, des gens qui ne payaient pas leur loyer et empêchaient les travaux. Et chaque semaine, l’ARS venait constater que c’était insalubre… alors que j’essayais justement d’assainir. Un non-sens  ». Selon elle, c’est seulement après avoir menacé les autorités de police de médiatiser la situation, qu’un jugement est rendu en urgence, en pleine période cyclonique. Le dernier occupant est évacué. « Quand j’ai menacé de tout révéler à la presse, le jugement est tombé, presque comme par hasard. Là, j’ai su que j’avais vu juste. Et là, j’ai pu enfin travailler ».

Construire malgré tout, un chantier de la dignité

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Didier Robert, un savoir-faire qui a tout changé.

Et ce « travailler » s’est fait à deux. Lors de sa fameuse réunion-goûter, elle lance un appel : « Qui ici veut travailler avec moi ? ». Un homme lève la main. Didier Robert. Maçon, autrefois sans domicile fixe, ex-naufragé de la société. «  Il m’a montré son CV, je l’ai embauché. Aujourd’hui, il est en CDI, et c’est grâce à lui si l’établissement tient debout  ». Didier confirme : «  Sans elle, je ne serais plus là  ». Le binôme, fait de résilience mutuelle, donne chair à ce que pourrait être une autre idée du logement social : un lieu habité, cultivé, réparé collectivement. En un an et demi, les dix chambres sont rénovées, les sols refaits, un jardin d’arbres fruitiers pousse à l’arrière. L’intérieur est fait de meubles de récupération, de brocante et de patience. Le Tuléar devient un espace d’accueil modeste mais digne.

Réparer les murs pour relier les mondes 

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La chambre indienne est la préférée de Tahéra, fidèle à ses ancêtres indiens

Chaque chambre porte le nom d’un pays : Inde, Chine, Jamaïque, Tibet, Afrique, États-Unis… «  Moi, j’étais une grande voyageuse. J’ai arrêté avec le Covid. Alors j’ai décidé de faire voyager les autres, ici  ». Les murs sont peuplés de souvenirs ramenés d’ailleurs, ou trouvés dans les marchés locaux. Les clients viennent des quatre coins du monde, échangent, discutent avec Tahéra dans toutes les langues. Elle parle français, anglais, allemand, malgache, hindi. «  Je n’ai aucun mérite, j’ai vécu dans beaucoup d’endroits  ». Elle refuse de demander des subventions. «  Non, je préfère me débrouiller. Je suis indépendante ». Le projet s’est fait sans aide, à leurs mains nues. Il y a quelques semaines, Booking lui a décerné un prix. Une reconnaissance inattendue.

De la ruine au refuge, bâtir autrement

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Du chaos à la quiétude, ce jardin incarne aujourd’hui, la renaissance d’un lieu façonné par la patience et la détermination.

Aujourd’hui, les plantes s’épanouissent, certains clients reviennent. « Je veux que les gens se sentent chez eux. Je veux qu’il y ait de la douceur  ». Elle sait que sa présence ici est transitoire. Sa vie, dit-elle, est à Paris. Mais elle a une promesse à tenir : finir la rénovation de ce lieu et aider Didier à monter son propre projet. Elle s’y engage comme on tient une parole donnée dans un monde qui n’écoute plus.

À 73 ans, sans enfants, Tahéra court d’un bâtiment à l’autre, jongle avec les réservations, nettoie, jardine. Sa force saisit, son histoire aussi. « Je sais que je suis solide, mais j’ignore d’où cela vient ». Peut-être d’une mémoire profonde des déracinements, d’un refus intime de voir ce lieu s’effondrer. Ou simplement d’une idée obstinée de justice, d’un subtil combat de styles, et surtout d’un féminisme qui dérange mais qui, contre toute attente, fait bouger les lignes.

Mathilde Hangard

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