La première conséquence de cette affaire, c’est qu’un établissement dédié aux personnes âgées, et une structure pour les adultes en situation de handicap, n’ont pas vu le jour comme ils auraient dû. Quatre ans après le fiasco de l’affaire du SPASAD, la justice a rendu deux condamnations a minima. Evoqué plus que nommé dans le procès, le vice-président Issa Issa Abdou, présidant la commission d’appel d’offre, avait échappé aux poursuites faute de lien avéré avec l’association.
Revenons-en au début de l’histoire.
Tout commence par un appel d’offre alléchant pour les associations de l’île. On est en décembre 2015, et le Conseil départemental, en lien avec l’ARS, cherchent un prestataire pour monter deux structures, une dédiée aux personnes âgées, l’autre aux adultes handicapés. Un dossier a la préférence de l’ARS : celui présenté par la Croix Rouge. Mais c’est la candidature de l’association culturelle Fikira Djema qui est curieusement retenue le 8 juin 2016, après un forcing du Conseil départemental. Un choix qui a deux conséquences presque immédiates. D’abord l’ARS annule purement et simplement le projet. Ensuite, la conseillère départementale Armanie Abdoul Wassion fait un signalement au procureur, appuyé par une lettre anonyme.
Le parquet est alors informé des incohérences du dossier, déjà évoqué dans la presse. L’association retenue fait plus dans le culturel, voire le folklorique, que dans le médicosocial. Et son budget déclaré de quelque 20 000€ par an est bien loin des 1,5 million d’euros annuels du projet qu’il lui faudrait gérer. « De plus sa localisation à Bandrélé la rend excentrée par rapport aux bénéficiaires du grand Mamoudzou et du centre de l’île » indique la procédure. En y regardant de plus près, les enquêteurs de la brigade de gendarmerie de Mamoudzou trouvent d’autres incohérences : les statuts de l’association ont changé quelques semaines avant l’appel d’offre pour coller à ce dernier, la présidente et la vice-présidente sont des nièces du directeur chargé d’analyser les dossiers déposés, mais surtout, les comptes de l’association semblent bien mal gérés. En tout cas pas avec la rigueur que nécessite un budget tel que celui mis sur la table par l’ARS et le CD. Plus gênant encore, la modification des statuts ne semble pas avoir fait l’objet d’une assemblée générale, et le changement de présidence n’est pas enregistré au niveau de la préfecture. Enfin, les comptes de l’association semblent largement surévalués, comme pour donner l’illusion d’une compétence en gestion qu’elle n’a pas. Bref, rien ne va avec ce candidat.
Le conseil départemental appuiera pourtant sa candidature au point que celle-ci fera l’objet d’une présentation séparée à la commission d’appel d’offre, au lieu de présentations communes avec l’ARS. La responsable de l’époque, Mme Corre, s’était alors dite selon la procédure « surprise de l’acharnement avec lequel était défendu chacun des critères ». La rapporteure de l’ARS « ne comprend absolument pas comment cette association a pu ne serait-ce qu’être retenue tant le fond de son dossier est vide » ajoute le procureur.
Le directeur Issouf Ali lui, commençait par nier avoir eu connaissance de l’implication de membres de sa famille dans l’association dont il a été trésorier dans sa jeunesse. Pourtant, le nom de sa nièce « figure sur chacune des quatre premières pages du dossier » que le fonctionnaire territorial a eues à étudier.
Le procureur Yann Le Bris tenait en cours d’audience à rappeler les enjeux de ce projet pour le territoire.
« Dans ce dossier vous avez une opération conjointe engagée par l’ARS et le CD pour apporter à cette île une structure pour apporter du soutien à des personnes malades, avec un budget annuel de 1,5 million d’euros. La structure si elle fonctionne doit permettre chaque année la prise en charge d’une 40aine de malades et 17 personnes handicapées. On a donc un projet structurant sur le long terme, car dès le départ l’ARS projette un financement sur 10 ans soit plus de 10 millions d’euros pour l’ARS. Voilà l’enjeu. »
« Dans un délai bref, 5 structures veulent candidater, et la commission se met en place. Elle demande que 2 personnes soient désignées pour instruire les dossier, l’un est le prévenu, M. Issouf Ali, l’autre, une dame de l’ARS. Sur 3 dossiers, ils s’entendent. Sur deux autres, celui de la Croix Rouge et celui de Fikira Djema, ça bloque tellement que la commission accepte que chacun fasse une présentation séparée au lieu d’une présentation commune. Ce qui suscite un certain nombre d’interrogations » poursuit le procureur.
Selon lui, les conséquences sont lourdes et vont bien au delà des bisbilles qui ont suivi au sein de la majorité départementale et qui ont conduit à un bras de fer en justice entre Issa Abdou et Armanie Abdoul Wassion.
« Le CD a fait preuve d’un grand sens du réalisme, car dès qu’on a donné le projet à l’association, on écrit à la Croix Rouge pour dire qu’on n’a pas retenu le dossier mais qu’on aimerait qu’ils fassent le boulot en travaillant avec Fikira Djema qui elle n’était pas capable de le faire. Les bras m’en tombent. Désigner une association et demander à celle qui n’a pas eu le projet de faire le boulot, il y a de quoi être estomaqué. Comme la Croix Rouge a dit non, l’ARS a retiré ses billes du projet. Le résultat de tout ça, c’est qu’aujourd’hui le projet n’est pas en œuvre. 40 places pour des personnes âgées ne sont pas mises en place. Des parents d’adultes en situation de handicap n’ont pas pu bénéficier de cette structure. Car la manière dont ça a été gérée n’est pas conforme à ce qui aurait dû être. »
Selon, « la prise illégale d’intérêt est manifeste » de la part du directeur. Car s’il n’y a « pas eu d’enrichissement, ce n’est pas ce qu’on reproche », sa proximité avec des responsables de l’association est « reconnue ». « S’agissant des peines, je demande 10 000€ d’amende pour l’association, pour M. Issouf Ali, je requiers une peine à la mesure des enjeux sur l’île, on a besoin de rappeler les exigences de probité et de respect de la règle. Je demande 36 mois d’emprisonnement, entièrement assortis du sursis, ainsi que 10 000€ d’amende. Et je ne suis pas favorable à une exemption d’inscription au B2. »
Pour l’avocat du directeur, Me Ahamada, « on tape sur les petits ». Pour le juriste, l’absence d’Issa Issa Abdou au procès est « regrettable ».
Les juges, soucieux sans doute de faire un exemple sans taper trop fort, près de 5 ans après les faits, ont opté pour des peines moindres que celles réclamées : 1 an de prison avec sursis et 6000€ d’amende pour Younoussa Issouf Ali, qui verra la peine inscrite à son casier, et une simple interdiction de postuler à un appel d’offre pour l’association Fikira Djema.
Y.D.