Jacqueline Djoumoi-Guez ou l’art de donner vie à la société mahoraise

Jacqueline Guez, ancienne juriste devenue scénariste et productrice, explore la société mahoraise à travers sa série « Colocs ! ». En donnant la parole à de jeunes femmes confrontées aux traditions et aux pressions familiales, elle aborde des thématiques sensibles comme les violences, l’indépendance et les secrets familiaux, tout en impliquant la population locale et en inspirant les jeunes générations à se lancer dans l’audiovisuel.

Dans son bureau au siège de Clap Production, aux Hauts-Vallons, Jacqueline Djoumoi-Guez affiche un large sourire, lunettes vissées sur le nez. C’est ici, entourée de ses carnets et de ses idées, qu’elle passe la majeure partie de son temps à faire naître de nouveaux personnages et à tisser des histoires qui finissent sur nos écrans.

Du métier de juriste à celui de scénariste et productrice

La scénariste en plein travail dans son bureau dans les locaux de Clap Production.

Originaire de M’Gombani, où elle a suivi son parcours scolaire du collège au lycée, rien ne laissait prévoir que Jacqueline Guez s’engagerait dans l’audiovisuel. Après l’obtention de son bac littéraire, elle a poursuivi des études supérieures exigeantes. La scénariste s’est formée en droit, obtenant une maîtrise en droit du travail, complétée par un master en ressources humaines et un autre en sciences politiques. Elle a exercé plusieurs années comme juriste, au retour sur son île natale avant le déclic.

La prise de conscience est survenue lorsqu’elle a constaté que les messages institutionnels, notamment en matière de santé publique, ne s’adressaient pas vraiment aux Mahorais. Les campagnes de prévention ne tenaient pas toujours compte des codes culturels locaux, et leur portée était limitée. Jacqueline a alors pris conscience que la narration, le récit, touchait beaucoup plus profondément les gens et pouvait devenir un outil puissant pour transmettre des messages de société. « Les messages de santé publique ou d’intérêt pour les Mahorais n’étaient pas forcément dits en tenant compte des spécificités locales et des codes culturels du territoire pour permettre une meilleure adhésion », explique la mère de famille.

C’est ce constat qui l’a poussée à se tourner vers l’audiovisuel et à racheter Clap Production, une société déjà existante depuis plusieurs années. Ne connaissant rien au métier au départ, elle s’est formée intensivement à la production et à l’écriture audiovisuelle. « Moi ce que j’aime le plus dans l’audiovisuel, c’est la narration. Ce n’est pas forcément la technique mais ce qui m’inspire le plus c’est d’écrire. C’est pour ça que je suis scénariste ». Pour Jacqueline Djoumoi-Guez, ce qui comptait le plus était de créer des mondes, inventer des personnages et des histoires, et voir ces univers se matérialiser à l’écran. La technique, elle, restait secondaire : elle savait qu’elle pouvait s’entourer de techniciens compétents pour tout ce qui touche à l’image et au son.

Quand Mayotte inspire la fiction

Affiche de la série « Colocs » sur France TV. Credit photo : France Télévision

La série « Colocs ! » propose un état des lieux de la société mahoraise, en particulier de la place et des contraintes imposées aux femmes non mariées, qui n’ont pas le droit de vivre seules. Elle suit des jeunes femmes revenant à Mayotte après des années passées en métropole, pour leurs études et confrontées à des attentes familiales très strictes. Malgré les réticences de leurs familles, elles décident de créer leur colocation pour chercher leur indépendance. Au fil des saisons, la série aborde des thèmes sociaux forts et tabous tels que la violence, la délinquance, la prostitution, l’harcèlement moral et sexuel ou encore l’infertilité.

C’est précisément cette réalité qu’a observée la créatrice de la série à son retour dans le département après ses études dans l’Hexagone. L’idée de « Colocs ! » est née d’une observation très personnelle et intime : elle a constaté que de nombreuses jeunes femmes traversaient des situations similaires à la sienne, revenant dans un environnement familial très codifié et contraintes par les traditions. Comme elle le raconte  : « Je voyais toute une génération de femmes revenir à Mayotte après des études et se retrouver empêtrées dans des schémas traditionnels qui n’avaient pas beaucoup bougé. Ça m’a rappelé ma propre époque quand j’étais plus jeune et que j’ai été obligée de retourner vivre chez papa-maman ». Ces femmes devaient justifier leur quotidien, de l’heure à laquelle elles rentraient à leur tenue vestimentaire, ce qui limitait fortement leur indépendance.

Pour donner vie à ces histoires, Jacqueline Djoumoi-Guez a dû composer avec le fait qu’il n’existait pas d’acteurs professionnels à Mayotte . « À Mayotte, il n’y a pas d’acteurs professionnels, ce n’est pas un métier. Donc ce sont des gens qui sont venus parce qu’ils avaient juste envie de tenter une expérience nouvelle ». Le casting a été organisé via des annonces sur les réseaux sociaux, à la radio et à la télévision. Elle s’est basée sur une approche très intuitive . Elle sait d’avance, lorsqu’elle rencontre un candidat, si celui-ci correspond au personnage qu’elle a imaginé. Lorsqu’elle sent qu’il y a un potentiel, elle le pousse . « Si je sens qu’il y a un truc, je pousse, je vais être hyper intrusive jusqu’au moment où la personne me lâche l’information dont j’ai besoin pour confirmer mon intuition », partage la productrice. Pour accompagner ces comédiens non professionnels, la Mahoraise s’appuie sur un ami professeur de français et passionné de théâtre, qui va les coacher. « Depuis la saison 2, c’est lui qui coach les acteurs pour muscler un peu leur jeu ». Ce soutien permet de transformer des novices en interprètes crédibles, tout en restant fidèles à la personnalité du personnage.

La création des personnages et l’écriture des scénarios sont au cœur du processus. La scénariste commence par construire chaque personnage dans le détail : son apparence, ses habitudes, ses goûts, et même sa gestuelle. « Avant d’écrire mon scénario, j’écris d’abord une fiche de chaque personnage. Tout le monde me prend pour une folle, mais je lui parle et elle me répond dans ma tête », explique-t-elle en riant. Une fois les rôles définis, elle construit le scénario, qui prend généralement entre neuf mois et un an, en respectant la structure narrative et en adaptant les scènes aux comportements réels . « Il faut décrire des actions et pas des intentions, parce qu’on ne peut pas voir l’intention d’une personne ».

La diffusion de la série n’a pas laissé ses proches indifférents. La scénariste raconte que ses parents, initialement sceptiques vis-à-vis des thèmes abordés, se plient désormais au rituel quotidien . « Je les force tous les soirs à s’asseoir et regarder la série avec moi, puis nous débattons ensemble des scènes et des choix des personnages », dit-elle accompagné d’un éclat e rire. Même si leurs opinions ne coïncident pas la plupart du temps avec ce qui est montré à l’écran, ils ont accepté que ce travail reflète l’engagement et la créativité de leur fille.

Le public aussi a rapidement réagi à la diffusion de « Colocs ! ». Jacqueline Guez raconte avoir reçu de nombreux messages de spectateurs et spectatrices, touchés par les histoires et les thématiques abordées. Certains lui ont écrit que des épisodes sur les violences sexuelles ou la pression sociale leur avaient permis de s’exprimer pour la première fois face à leur famille ou dans leur entourage. « Ces retours m’ont donné énormément de courage.  Je me suis rendu compte que ce que nous racontons à l’écran avait un vrai impact, que ça pouvait créer du dialogue et aider les gens à se libérer  », confie-t-elle.

Dans les coulisses de la production 

Produire à Mayotte n’est pas une tâche simple. Jacqueline Djoumoi Guez a dû affronter de nombreux obstacles dès les prémices du projet. La recherche de financements a pris « un ou deux ans », un processus semé d’incertitudes et de contraintes économiques importantes, accentuées par le manque de soutien politique sur le territoire. Malgré ces difficultés, elle a pu compter sur des partenaires essentiels, tels que France Télévisions, la Politique de la ville et la DRDFE (Direction régionale aux droits des femmes et à l’égalité), qui ont permis au projet de voir le jour et de se concrétiser.

Aujourd’hui, à la tête de Clap Production, elle supervise l’ensemble de l’organisation et une équipe composée de cinq personnes, chiffres multipliés par trois lors de la production de chaque saison de la série. Sa manière de gérer un tournage reflète sa philosophie : rigueur, anticipation et capacité à s’adapter aux imprévus. Comme l’ancienne juriste le souligne, « un tournage, ce n’est jamais exactement ce qu’on avait imaginé, mais c’est notre responsabilité de rester concentrés et de trouver des solutions ». En dehors de la série, la boîte de production fait aussi des spots publicitaires, des documentaires et accompagne des associations et des artistes. Une bourse a même été créée,  » la bourse Clap », elle permet de financer les études supérieures de bacheliers ayant choisi la voie de l’audiovisuel. La mère de famille considère l’audiovisuel comme « un outil. J’appelle ça le gâteau. Mon but c’est de faire passer des messages à travers le gâteau », où la forme divertissante permet de diffuser des messages sociaux et éducatifs. Avec tout cela, la Mahoraise trouve quand même du temps pour s’occuper de sa famille et notamment de son fils.

Elle a également tenu à adresser un message direct aux jeunes de l’île qui souhaiteraient se lancer dans le cinéma ou l’audiovisuel : « Il faut de la motivation, de la persévérance et ne jamais sous‑estimer la formation. Même quand tout semble compliqué, il faut croire en son projet et avancer pas à pas », insiste-t-elle.

Remise de la médaille e l’ordre National par le Préfet de Mayotte François-Xavier Bieuville. (Crédit photo : Jacqueline Guez).

Aujourd’hui, Jacqueline Djoumoi Guez n’a pas mis sa créativité en pause. La saison 3 de « Colocs ! » a été tournée cet été et sera diffusée en début d’année prochaine sur Mayotte la 1ère et sur les stations en Outre-mer. Cette nouvelle saison reste fidèle à l’esprit de la série, en abordant des thématiques toujours sociales et sensibles comme la jeunesse, le désœuvrement, les violences, le deuil ainsi que  le poids des secrets familiaux.

Cette continuité dans son travail a récemment été saluée par une distinction exceptionnelle : la médaille de l’Ordre national du Mérite. « J’étais hyper fière, c’est une reconnaissance qui vient directement du président de la République, et de se dire que depuis Paris, sur mon petit bout de rocher, le Président porte attention à ce que je peux faire à Mayotte. C’est une belle reconnaissance pour mes équipes aussi et pour mes acteurs qui s’investissent à fond », confie-t-elle. Pour la scénariste, cette distinction est aussi un engagement moral et éthique . « Ça m’oblige à aller plus loin, à rester droite. Ça me force à me dire que je ne me suis pas trompée de voie et que ce que je fais a du sens ».

Shanyce MATHIAS ALI

Partagez l'article :

spot_imgspot_img

Les plus lus

Publications Similaires
SIMILAIRES

Coupure technique de la distribution d’eau pour les usagers du secteur de Combani Sud

SMAE (Mahoraise des Eaux) informe les usagers du secteur...

Myriam HARLEY nouvelle Directrice Générale de la CSSM

La Caisse de Sécurité Sociale de Mayotte a accueilli ce lundi 1er décembre 2025 sa nouvelle Directrice Générale, Madame Myriam HARLEY, qui a pris officiellement ses fonctions.

En décembre les prix à la pompe des hydrocarbures repartent sensiblement à la hausse

En décembre 2025, le prix de la bouteille de...

L’examen du projet de loi contre la vie chère dans les Outre-mer reporté

A l’occasion de sa visite le week-end dernier dans l’île Bourbon, la ministre des Outre-mer a annoncé le report de l’examen du projet de loi contre la vie chère dans les territoires ultramarins par l’Assemblée nationale.