De Bouéni à Bandraboua, en passant par Tsingoni et Kawéni, jusqu’en Petite-Terre, les Mahorais commencent la journée par un rituel immuable : vérifier si l’eau coule du robinet. « C’est mon premier réflexe de la journée », confie Dimitri, habitant des Hauts-Vallons. Entre cuves, jerricans et bouteilles d’eau, compter les heures ou les jours jusqu’au prochain tour d’eau fait partie de la vie quotidienne.
Depuis 2022, les robinets sont capricieux : un, deux, trois jours sans eau, parfois plus, coupures annoncées ou surprises. Les infrastructures vieillissantes, les fuites sur le réseau et la production limitée de l’unique usine de dessalement de Petite-Terre rendent l’accès à l’eau potable aléatoire.
Pour les autorités, le dessalement de l’eau de mer reste la solution technique la plus consensuelle. Mais transformer ce projet en réalité est un défi colossal. L’usine de Petite-Terre fonctionne à ses limites et subit régulièrement des pannes. Une deuxième usine est en construction à Ironi Bé, censée produire 10.000 m³ par jour d’ici 2026-2027, mais la complexité technique et les enjeux environnementaux rendent cette promesse incertaine.
Entre-temps, d’autres dispositifs capables d’apporter de l’eau potable rapidement — générateurs atmosphériques ou systèmes de filtration de rivières — restent inutilisés, paralysés par la bureaucratie et le manque de financement. À Mayotte, la crise hydrique est autant technique qu’administrative, et ce sont les habitants qui paient le prix fort.
Petite-Terre : une usine qui peine à suivre

L’unique usine de dessalement de Petite-Terre, opérationnelle depuis 1998 et étendue en 2017, illustre à elle seule le paradoxe du dessalement à Mayotte. Conçue pour produire jusqu’à 10.000 m³ d’eau potable par jour, elle atteint ses capacités maximales avec peine. « L’osmose inverse », technique retenue, élimine efficacement la quasi-totalité des contaminants, mais les membranes s’encrassent rapidement et les filtres doivent être changés très régulièrement. La maintenance est complexe et coûteuse. Chaque litre d’eau douce nécessite 2 à 2,5 litres d’eau de mer et une consommation électrique considérable, tandis que les rejets de saumure et de produits chimiques menacent les écosystèmes marins environnants, au sein d’un lagon déjà fragilisé par le phénomène du blanchissement du corail et le passage du cyclone Chido, le 14 décembre 2024.
Malgré ces performances, les pannes fréquentes et les travaux d’entretien réduisent encore la disponibilité de l’eau, et le réseau vieillissant fait perdre une part significative du volume produit. Le résultat est tangible : les habitants subissent toujours des coupures, parfois prolongées, et dépendent de cuves et jerricans pour leurs besoins quotidiens. Petite-Terre symbolise l’effort technique existant, mais montre aussi à quel point le dessalement reste une solution complexe, coûteuse et limitée, loin d’être immédiate ou suffisante pour l’ensemble de la population.
Ironi Bé : un pari technique et environnemental

La deuxième usine, prévue à Ironi Bé, illustre les ambitions — et les limites — du dessalement sur ce petit caillou mahorais. Conçue également pour produire 10.000 m³ d’eau potable par jour, elle doit combler un déficit chronique sur une île où la consommation augmente de 5 % par an. Mais le projet se heurte à des obstacles techniques et environnementaux majeurs : le rejet de saumure deux fois plus salée dans le lagon presque fermé menace coraux et herbiers, tandis que la mangrove sera partiellement détruite pour faire passer les conduites. La maintenance, la consommation énergétique et la complexité technique de « l’osmose inverse » ne laissent aucune marge d’erreur : tout retard ou panne pourrait reproduire les coupures déjà quotidiennes dans l’île.
Des associations locales dénoncent un « écocide », tandis que le syndicat mixte LEMA défend une approche de compensation et de suivi environnemental sur trois ans. Le débat dépasse la technique : il oppose urgence hydrique et protection des écosystèmes, rappelant que le dessalement, aussi sophistiqué soit-il, reste une solution fragile et coûteuse pour un territoire déjà à la limite de ses ressources.
Solutions alternatives : l’eau qui n’arrive jamais
En parallèle, des dispositifs capables d’apporter de l’eau potable rapidement restent inutilisés. Générateurs atmosphériques, fontaines transformant l’humidité de l’air en eau potable, systèmes de filtration des rivières — les machines existent et ont fait leurs preuves à l’étranger.
Mais sur le 101ème département français, elles se heurtent aux coûts élevés, aux freins administratifs et au manque de coordination. L’installation de quelques générateurs dans des écoles ou dispensaires permet certes de fournir 10. 000 litres d’eau par jour ponctuellement, mais ne résout en rien la crise globale pour le grand public.
En attendant, à Mayotte, l’urgence n’est pas de produire plus d’eau, mais de faire fonctionner ce qui existe. Pendant que les chantiers avancent au pas de charge, les habitants continuent leur rituel quotidien : ouvrir le robinet et espérer que l’eau coule.
Mathilde Hangard