L’eau a longtemps été une ressource rare à Mayotte, mais aujourd’hui, c’est bien plus qu’une simple question de rareté. Elle est devenue un enjeu structurel, auquel les autorités tentent d’apporter des réponses durables, malgré des difficultés persistantes. Depuis plusieurs années, l’île connaît des pénuries d’eau de plus en plus fréquentes, aggravées par des sécheresses extrêmes et des infrastructures vieillissantes. En 2023, Mayotte a été plongée dans une crise de l’eau d’une ampleur sans précédent, aggravée par une sécheresse historique et une gestion défaillante des infrastructures. Les coupures, qui pouvaient durer jusqu’à deux jours sur trois, ont touché une grande partie de la population, entraînant de lourdes conséquences sanitaires, notamment une recrudescence des maladies d’origine hydrique.
La situation est d’autant plus préoccupante que Mayotte, contrairement à d’autres territoires ultramarins, présente des caractéristiques géographiques et démographiques uniques. Avec une croissance démographique rapide et un territoire insulaire exigu, la gestion de l’eau devient une équation complexe. Si les promesses politiques et les mesures d’urgence se sont succédées, les coupures d’eau ont persisté. Aujourd’hui, les habitants sont privés d’eau jusqu’à deux à trois jours par semaine. Face à ce défi, qui perturbe le quotidien de centaines de milliers de Français, la question demeure : comment résoudre cette crise de l’eau à Mayotte ? Et surtout, quel avenir pour l’eau sur cette île, confrontée à des projets ambitieux, mais fragiles, dans un contexte difficile, marqué par les séquelles laissées par le cyclone Chido le 14 décembre 2024 ?
Pour tenter de répondre à ces interrogations, nous avons échangé avec Yves Kocher, directeur de l’eau et de l’assainissement pour le Plan Eau Mayotte. Il coordonne les efforts de l’État, des collectivités locales et des entreprises pour résoudre cette crise. Dans cette interview, il fait un état des lieux de la situation et dévoile les pistes de solutions envisagées.
Les racines profondes de la crise de l’eau à Mayotte : un problème structurel

À Mayotte, la pénurie d’eau, devenue chronique, s’explique par une combinaison de facteurs climatiques, techniques et structurels. En 2023, une sécheresse exceptionnelle a mis à nu les limites d’un système déjà sous tension, dans un département où les ressources naturelles sont insuffisantes pour répondre aux besoins d’une population en forte croissance. « Si les rivières ne sont pas alimentées, le syndicat des eaux ne peut pas faire grand-chose », résume Yves Kocher, directeur de l’eau et de l’assainissement pour le Plan Eau Mayotte. Les prises en rivières et les retenues collinaires, censées pallier les manques d’eau, notamment en saison sèche, se sont révélées très limitées face à la baisse prolongée des précipitations.
Mais la crise dépasse les seuls facteurs climatiques. La production d’eau plafonne à 38.000 m³ par jour, loin des 48.000 m³ nécessaires. Un réseau vieillissant, encore vulnérable aux fuites, contribue aux tensions existantes. Trois verrous majeurs restent à relever pour espérer une sortie durable de la crise : une capacité de production insuffisante, un réseau inadapté et des infrastructures vieillissantes.
Les projets en cours : un flot d’espoir, mais à quel débit ?
Face à la pénurie persistante, les autorités ont lancé un vaste plan de rattrapage : le Contrat de progrès pour l’eau et l’assainissement, signé en 2022, prévoit 411 millions d’euros d’investissements sur cinq ans. Il vise à moderniser les réseaux, augmenter la capacité de production et renforcer la gouvernance. Parmi les chantiers prévus : une seconde usine de dessalement à Ironi Bé, une troisième retenue collinaire et de nouveaux forages.
« Les crédits sont là, les travaux avancent, les engagements sont tenus », affirme Yves Kocher. Mais les délais nourrissent l’impatience. « Tant que l’eau ne coule pas au robinet, les habitants ont du mal à y croire », concède-t-il.
Pilier de ce plan, la nouvelle et deuxième usine de dessalement à Ironi Bé, dont le début des travaux est prévu pour juin 2025. Elle produira 10.000 m³ d’eau par jour, soit un quart des besoins actuels de l’île. Un projet jugé « indispensable » par ses défenseurs pour sortir de la crise, l’unique installation en service de ce type, à Petite-Terre, étant déjà aux limites de ses capacités de production. « C’est cette usine d’Ironi Bé nous sortira de l’urgence de la crise de l’eau », promet Yves Kocher. Mais cette technologie, énergivore et génératrice de saumure rejetée en mer, suscite des inquiétudes environnementales.

Autre solution mobilisée : les forages. Aujourd’hui, une vingtaine sont en activité sur le département, représentant 20 % de la production d’eau. De nouvelles campagnes pourraient ajouter jusqu’à 6.000 m³ par jour. « Un forage coûte bien moins cher qu’une usine et fournit une eau de très bonne qualité à son état brut », souligne Yves Kocher, tout en rappelant le rendement incertain et les limites des nappes souterraines mahoraises, encore mal connues par les scientifiques.
L’exploitation accrue des nappes phréatiques pose en effet la question de sa durabilité. « Il y a une marge de manœuvre, mais une limite à ne pas franchir », prévient-il. « On ignore souvent comment les nappes souterraines sont interconnectées, leur alimentation, et jusqu’où on peut aller en termes de pompage », explique Yves Kocher. Le risque de sur-exploitation, bien qu’encore mal quantifié, reste une préoccupation.
La croissance démographique accentue la pression sur les ressources
Alors que des projets d’envergure visent à accroître la production d’eau, leur efficacité reste tributaire d’un réseau de distribution vétuste, incapable d’acheminer correctement l’eau produite. Sur le terrain, les améliorations se font encore attendre. La pression démographique rend la tâche plus ardue. Avec une population appelée à franchir les 450.000 habitants d’ici à 2030, la demande en eau s’annonce bien supérieure aux capacités actuelles. « Ce déséquilibre entre croissance démographique et infrastructures constitue un véritable défi d’anticipation : plus la population augmente, plus la consommation grimpe, mais les infrastructures ne suivent pas toujours au même rythme », observe Yves Kocher.
La crise de l’eau révélatrice d’un déficit d’anticipation
Si la sécheresse exceptionnelle de 2023 a agi comme un révélateur, la crise de l’eau à Mayotte s’inscrit dans un héritage plus ancien : celui d’un manque d’investissement sur le long terme et une gestion fragmentée des ressources. Par ailleurs, comme d’autres territoires insulaires, l’île dépend exclusivement de ses ressources locales, limitées, vulnérables et sensibles aux effets du changement climatique. « Quand on est sur une île, on fait avec l’eau de l’île. C’est un pléonasme, mais c’est une réalité ».

À cela s’ajoute un manque de moyens pour anticiper les scénarios climatiques les plus critiques. « Les grandes collectivités métropolitaines peuvent se permettre de modéliser un « scénario du pire ». À Mayotte, ce n’est pas le cas. On n’a ni les outils ni les marges financières pour l’anticiper pleinement, et même en Hexagone, tout le monde n’est pas capable de le mettre en œuvre », observe-t-il.
Les périodes de sécheresse prolongées, autrefois rares, deviennent plus fréquentes et imprévisibles. Même si la saison des pluies de 2025 a été favorable, rien ne garantit que 2026 ne connaîtra pas une nouvelle crise. « On fait avec la pluie qui nous tombe sur la tête », résume le directeur de l’eau et de l’assainissement pour le Plan Eau Mayotte. Mis en place depuis 2022, le Contrat de progrès apporte des réponses d’urgence, qu’il conviendra d’adapter à l’avenir. « À long terme, il sera nécessaire de définir une stratégie claire pour 2050 ou 2070 : quelle part accorder à chaque ressource ? Jusqu’où développer le dessalement ? Peut-on continuer à exploiter les nappes souterraines ? ».
Pour l’expert, la question n’est plus seulement technique, mais stratégique. « Les ressources en eau sont fragiles — en quantité, en qualité — et elles le seront encore plus demain. Mayotte est un cas emblématique, mais elle n’est pas seule ».
L’eau du robinet : restaurer la confiance, goutte après goutte

Face à la situation actuelle, de nombreux habitants continuent de privilégier l’achat d’eau en bouteille, contribuant ainsi à l’accumulation de déchets plastiques sur l’île, un phénomène qui engendre aussi des coûts économiques considérables.
Dans ce contexte difficile, Yves Kocher garde néanmoins espoir : « Le syndicat des eaux et l’État mettent tout en œuvre pour améliorer la situation ». Un objectif central demeure : la reconquête de la confiance des Mahorais vis-à-vis de l’eau du robinet. « Il est crucial que l’eau du robinet puisse être consommée en toute sécurité », souligne-t-il. En parallèle, les autorités s’efforcent de limiter le gaspillage et de réduire la dépendance au plastique. Ces initiatives posent les bases d’une perspective de changement sur la question de l’eau, à condition que les projets en cours se concrétisent dans un avenir proche.
Mathilde Hangard