À Mayotte, les sages-femmes en première ligne : la vie et la mort entre les mains

À Pamandzi, deux sages-femmes assurent seules la vie, la mort et les urgences d’un territoire débordé. Leur quotidien, entre débrouille, surcharge et solitude médicale, met en lumière les défis de la santé publique dans l’un des départements les plus précaires de France.

Lorsque l’on pénètre dans le Centre médical de référence de Pamandzi, sur l’île de Petite-Terre à Mayotte, l’écart entre le paysage idyllique et la réalité du service est frappant. Le lagon est à portée de vue, mais à l’intérieur de la maternité, c’est un tout autre décor qui se déploie : les cliquetis métalliques des chariots poussés en urgence, les pas précipités des sages-femmes qui s’activent pour répondre aux urgences, les cris de douleur qui résonnent dans l’air. Dans ce service bouillonnant, deux femmes orchestrent la vie. Sophie et Natacha sont sages-femmes. Elles sont deux. Deux pour gérer l’ensemble. Deux pour faire naître, soigner, transférer, rassurer, décider, sauver. Deux, parfois une seule. Dans cet endroit de France où les tensions sont constantes, elles tiennent la digue.

Un binôme à bout de bras 

À la maternité de Pamandzi, les sages-femmes ne sont que deux. L’une s’occupe des accouchements, l’autre des suites de couches, comme c’est le cas de Sophie et de Natacha. Mais cette répartition théorique est rapidement bousculée par les contraintes du terrain. « Le problème, c’est que lorsqu’une femme doit être transférée à Mamoudzou, il n’y a plus qu’une sage-femme en poste à Pamandzi », explique Natacha. « On peut vite être débordées si on doit gérer deux, voire trois services, car il y a aussi la gynécologie et les urgences obstétricales. »

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Exemple de « tipis » installés dans les couloirs de la maternité du CHM à Mamoudzou.

Pamandzi sert de relais pour l’hôpital principal de Mamoudzou, lui-même saturé. Là-bas, les patientes sont dans des couloirs quand il n’y a plus de place. À Mamoudzou, plusieurs « tipis » ont été installés dans les couloirs de la maternité faute de chambres pour accueillir les patientes. «  Il n’y a aucune intimité. Les femmes sont là, dans les couloirs, sur des lits, protégées par un drap, avec leur nouveau-né, et derrière elles, il y a des gens malades, les gens qui passent, les toilettes. C’est aberrant. Cinq mois après Chido, le plafond n’a pas été réparé et les câbles électriques pendent toujours. »

Face à cette situation de surcharge, les sages-femmes de Pamandzi se retrouvent régulièrement dans l’obligation de prendre des décisions difficiles. « Si j’ai quatre sorties prévues et deux autres éventuelles, même si j’aurais aimé garder plus longtemps ces patientes pour les accompagner, je dois les faire sortir pour libérer des lits car il arrive souvent qu’on nous appelle en nous disant que huit femmes sont dans des couloirs à Mamoudzou et qu’il leur faut un lit. Alors, on les accueille. Parfois, j’ai l’impression qu’on fait du rendement.« 

L’urgence dans la langue, l’urgence dans les mains

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À Mayotte, chaque soin est aussi un défi en matière de traduction.

Les défis ne se limitent pas à la surcharge. À Mayotte, plusieurs langues y sont parlées, et notamment le shimaoré. Le français n’est pas toujours parlé ou bien compris par la population. « On a une traductrice, mais dans l’urgence, on sollicite tous ceux qui parlent un peu le shimaoré, explique Natacha. Mais souvent, il n’y a pas d’équivalent médical dans la langue. »

Ces difficultés sont critiques ici, où l’isolement médical est la norme et où les conséquences de chaque erreur peuvent être dramatiques. Les recommandations nationales sont parfois mises à mal. « En métropole, on ne met pas le bébé dans le lit de la mère pour éviter les risques d’étouffement. Ici, les traditions disent que c’est bien de le faire pour calmer l’enfant. Il y a une différence constante entre les consignes nationales et les réalités locales, et pourtant, on attend de nous les mêmes résultats, avec moins de moyens. »

Un accompagnement confronté à des réalités multiples

En effet, les sages-femmes de Mayotte doivent naviguer à travers un ensemble de réalités sociales et culturelles complexes qui façonnent le parcours des patientes. La grossesse n’est pas seulement un suivi médical, elle peut être aussi le reflet d’une histoire marquée par l’instabilité, la précarité et la méfiance envers les institutions. « Dans notre formation de sage-femme, on nous apprend que les patientes doivent être au cœur de leur parcours de soins et en être pleinement actrices. », explique Natacha. « Mais ici, beaucoup de femmes suivent nos conseils, selon ce qu’elles peuvent faire, et pas toujours ce qu’elles voudraient faire. » 

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En situation irrégulière, la peur d’une arrestation l’emporte souvent sur le besoin de soins.

Les craintes liées à leur situation administrative rendent souvent difficile l’accès aux soins, entre la peur des contrôles et le stress constant. « Beaucoup de patientes n’iront pas consulter à Mamoudzou, s’il faut prendre la barge, de peur de se faire arrêter », confie Natacha. « Et c’est dramatique, pour les patientes qui doivent se rendre au centre d’ortogénie pour avoir recours à une interruption volontaire de grossesse et qui n’iront pas car pour elles, être expulsées c’est plus grave qu’avoir un enfant. »

Cette insécurité affecte directement l’état de santé des femmes. Mais les sages-femmes doivent s’adapter, souvent à contre-cœur. « Il arrive que certaines patientes placent leur confiance dans la volonté divine face à une complication, poursuit Natacha. Cela demande beaucoup de pédagogie et de tact, mais parfois il faut poser des limites et expliquer qu’il est nécessaire d’agir pour éviter un danger. » La maladie est aussi perçue différemment tant qu’elle n’est pas visible. « Tant que ça ne se voit pas, beaucoup de femmes ne se considèrent pas malades. Et ça, c’est particulièrement compliqué pour traiter des infections par exemple.« 

Accouchements sans médecins, quand l’urgence dicte les gestes

À Pamandzi et à Kahani, les maternités périphériques sont sans médecins. Ni obstétriciens, ni anesthésistes, ni pédiatres. Pourtant, les accouchements ne s’arrêtent pas. « On n’accouche que des patientes qui ont les feux au vert pour accoucher chez nous, mais les imprévus existent », confie Sophie. « Et quand ça bascule, la nuit, on est seules. Une collègue d’astreinte met entre cinq et dix minutes pour arriver. C’est long, une vie peut être en jeu.« 

Les sages-femmes ont été formées à poser les ballons de Backri en cas d’hémorragie sévère, des actes normalement réservés aux obstétriciens en métropole. « Quand une femme fait une hémorragie ici, on est deux, sans anesthésie et on la prend en charge complètement. Ce qu’on fait normalement à cinq, six, en métropole, on le fait à deux. C’est de la maltraitance, mais si on ne fait rien, elle meurt. »

Mais parfois, même quand tout est fait dans les règles, le système reste absurde. Sophie raconte l’histoire d’un bébé prématuré, pesant à peine deux kilos. Après son accouchement, la mère et son enfant tentent d’être transférés à Mamoudzou, mais l’issue est décevante : aucun lit n’est disponible pour la mère et l’enfant. « On m’a dit qu’il n’y avait pas de place. La mère devait rester sur une chaise dans le couloir. Et le bébé ? En nurserie, loin de sa mère. C’était frustrant, terrifiant même. J’avais envie de les reprendre à Pamandzi mais il fallait que le bébé soit vu par un pédiatre et qu’il ait des soins adaptés. »

Pénuries et épuisement : un système en tension

Le manque de personnel est une chose, mais la pénurie de matériel empire la situation. Depuis le passage du cyclone Chido, le 14 décembre 2024, tout est plus difficile. « En 2020, on avait encore un peu de matériel. Maintenant, on court après des aiguilles, on appelle la pharmacie plusieurs fois par jour pour obtenir un simple cathéter. C’est épuisant. » Le rythme est infernal. Natacha gère six à huit sorties en suites de couche par jour, seule. « On ne mange pas, ou en cinq minutes. Il n’y a pas de répit. Comment parler de qualité des soins dans ces conditions ? » Mais malgré tout, ni Sophie ni Natacha ne désignent un responsable. « Mayotte, c’est un effet domino. On alerte, mais sans accuser. »

« On prend tout sur la tête, et face à nous, il y a la patiente » 

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Malgré l’épuisement et la pénurie, les soignantes continuent de tenir la ligne, seules face à des patientes qu’elles ne peuvent abandonner.

Le manque de soignants est aggravé par l’absence de soutien logistique. Les équipements de base sont souvent défectueux, et il faut batailler pour obtenir les fournitures essentielles. « Travailler sans médecins, on s’y fait, travailler avec peu de sages-femmes, on s’adapte, mais quand les tensiomètres ne fonctionnent pas, que les thermomètres sont cassés, que les aiguilles manquent, tout devient insupportable. » La frustration atteint son sommet lorsqu’il s’agit de se battre pour faire fonctionner des outils informatiques, plutôt que de se concentrer sur les soins. « On est la dernière ligne du domino. On prend tout sur la tête, et face à nous, il y a la patiente. »

Quand la pression devient insoutenable, les répercussions sont dévastatrices. « Il m’arrive de me demander si j’ai perdu la vocation de ce métier », confie Natacha. « Parfois j’ai envie de crier : Aidez-moi, faites ce que je dis ! Tellement je suis seule. » Sophie ressent cette pression différemment, la portant comme une lourde culpabilité. Mais il y a toujours un moteur : une conviction profonde, une humanité brute qui les pousse à continuer. « Heureusement qu’elles sont tombées sur moi », se dit tous les jours Natacha. « Parce que je fais tout ce que je peux avec ce que l’on me donne. »

À Pamandzi, l’hôpital tient grâce à deux femmes, à bout de bras. Elles ne demandent pas la perfection, juste des moyens, des collègues, du matériel, du temps. Car à Mayotte, être sage-femme, ce n’est pas seulement faire naître ou ne pas faire naître, c’est défendre, chaque jour, le droit des femmes à disposer de leur corps. C’est résister face aux urgences, aux silences, aux inégalités. C’est organiser le chaos, traduire l’indicible, maintenir un espace de soin et de dignité. Et parfois, simplement, empêcher la mort.

Mathilde Hangard

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