Sur la plage Hamaha, de Kawéni, ce ne sont plus les vagues que les élèves entendent à leur arrivée. Ce sont les craquements de bouteilles en plastique sous leurs semelles, les effluves de restes de barbecue du week-end, les encouragements déterminés de leurs enseignants d’éducation physique et sportive (EPS), leur proposant d’enfiler des gants plutôt que des baskets avant la leçon du jour. Bienvenue à Mayotte, 101e département français, où des enseignants et des lycéens sont contraints de nettoyer leur terrain de sport avant de pouvoir apprendre.
Des mégots à la place des plots, des canettes sous les pas

Chaque semaine, les élèves de seconde du lycée des Lumières, à Kawéni, consacrent jusqu’à 30 minutes à ramasser les déchets qui jonchent la plage de Hamaha. Une initiative menée à mains nues, sans le moindre soutien logistique, ni de la mairie, ni de la Communauté d’Agglomération Dembéni-Mamoudzou (CADEMA), pourtant officiellement responsable de la gestion des déchets sur ce secteur. « Ce sont des centaines de canettes, des mégots, des plastiques en tout genre, des restes de nourriture… une véritable montagne de déchets », témoigne une professeure d’EPS, à l’origine du projet avec ses collègues. Constat amer : « Les élèves prennent conscience de la situation, oui, mais ce n’est pas à eux de porter cette charge.«
Cette charge, c’est celle d’un territoire submergé par les déchets… et par l’indifférence. La plage de Hamaha, fréquentée aussi par des milliers d’autres élèves, comme les collégiens de Majikavo et de Kawéni 2, devient chaque week-end le théâtre de voulé. Et le lundi matin, le constat est sans appel : le sable disparaît sous les détritus. Un champ de ruines, triste prélude à la décharge sauvage qu’est en train de devenir une partie de Mayotte.
Une jeunesse mobilisée au nom du silence politique

Alors au lieu de faire du sport, les adolescents font le travail des éboueurs. « Ce n’est pas normal. Ils veulent juste courir, se dépenser, apprendre dans un environnement propre« , explique Laurent, professeur d’EPS. L’établissement du lycée des lumières fournit les sacs poubelle. Les élèves les remplissent. Mais les sacs sont parfois éventrés avant même d’être ramassés. Et la mer elle-même, à chaque grande marée, recrachant son lot de plastiques et de filets, semble rappeler que le lagon, lui aussi, étouffe.
« Nous, enseignants, on est prêts à plus se mobiliser. On pourrait faire des affiches, des actions pour la protection de cet environnement au sein de notre lycée car on se heurte à l’inertie des autorités publiques« , confie une enseignante. Interpellée par les enseignants, la CADEMA aurait refusé d’agir. Nos propres tentatives de contact avec la direction des déchets sont restées vaines. À ce jour, notre message demeure sans suite.
Une urgence sanitaire et environnementale

Les élèves, eux, ont bien compris l’enjeu. Karim, 16 ans, résume d’un ton sec : « C’est pas bien. Ça nous dégoûte. » Raxo, 15 ans, enchaîne : « Ces déchets vont dans le lagon, ça tue les animaux marins. Nous, on essaye de jeter dans les poubelles. On veut respecter ». Des paroles simples, mais d’une lucidité glaçante. À leur âge, avec seulement quelques années de collège ou de lycée, ils affichent une conscience écologique bien plus aiguisée que celle de nombreux responsables locaux.
Car ici, il ne s’agit pas seulement de préserver une plage. Il s’agit de défendre un avenir. Si rien n’est fait, Hamaha risque de devenir un symbole. Celui d’une Mayotte à la dérive, frappée par la crise de l’eau, secouée par le cyclone Chido, et désormais ensevelie sous les déchets. Une île-poubelle au cœur du canal du Mozambique, ignorée des institutions, abandonnée à elle-même.
« Sans nous, je n’ose pas imaginer dans quel état serait cette plage »

Dans ce contexte, le temps des constats est passé. Il ne s’agit plus seulement d’éducation à l’environnement : il s’agit d’une urgence sanitaire et environnementale, mais aussi de dignité humaine. Nulle part ailleurs en France, on n’imaginerait un établissement scolaire évoluer dans une décharge à ciel ouvert. Nulle part ailleurs, on ne laisserait des adolescents nettoyer seuls, semaine après semaine, leur propre espace de sport, faute d’intervention des pouvoirs publics. À Mayotte, on le tolère. Et le silence des autorités finit par ressembler à une forme d’approbation. Pendant ce temps, les élèves et leurs enseignants agissent, seuls. Ils prennent en charge ce que d’autres refusent de faire. Ils protègent leur cadre de vie, leur santé, leur avenir.
« Sans nous, je n’ose pas imaginer quel état serait cette plage », lâche une professeure. Et cette phrase dit tout. Aujourd’hui, ils en appellent aux médias, à l’opinion publique, à l’État.
« Il faut médiatiser la situation. On veut que ça change. Nos élèves ont droit, eux aussi, à des conditions d’apprentissage dignes. » Mayotte mérite mieux qu’une plage-poubelle. Sa jeunesse mérite mieux que le mépris et le silence, sacrifiée sur l’autel de la pollution humaine.
Mathilde Hangard