“Quand je suis arrivé je me suis demandé : où j’étais ? », raconte Mahamoud Said, à propos de la maternité du Centre hospitalier de Mamoudzou, « voir ces draps blancs partout, ces femmes dans les couloirs et toute cette activité, c’était particulier, mais finalement l’accouchement s’est bien déroulé, tout comme la prise en charge », poursuit l’homme, son nouveau-né dans les bras, ce vendredi 25 avril en milieu d’après-midi.

Suite à des complications, lui et sa femme Faiza Boina, ont directement été envoyés à Mamoudzou depuis le centre de soin de Pamandzi, pour qu’elle puisse être suivie par un médecin. « Ce n’est pas normal qu’il n’y ait pas de médecin à Pamandzi, mais si on en réquisitionne un de Mamoudzou, il va leur manquer, alors qu’ils sont déjà en pénurie », continue Mahamoud Said, conscient de la situation.
« Vous étiez au bon endroit au bon moment, parce qu’il arrive que des patients soient délaissés », lui répond Halima*, une auxiliaire de puériculture, qui travaille depuis plus d’une dizaine d’années au CHM. « On a eu 17 accouchements hier soir, c’était le rush, je devais courir partout », ajoute-t-elle, « et ce matin je devais rendre visite à plus de 40 bébés toute seule ! ».
« On arrive plus à assumer la masse »

« Depuis la fermeture des maternités périphériques de Dzoumogné et de Mramadoudou, et depuis Chido, on reçoit tout le monde à Mamoudzou et on n’a pas assez de places. C’était déjà compliqué avant mais là c’est grave, on doit faire avec les moyens du bord », ajoute l’auxiliaire, tandis qu’une de ses collègues transporte un bébé dans un berceau à travers le couloir. Cet après-midi la situation est plutôt calme. Quelques femmes, assises sur des chaises, attendent un rendez-vous avec le médecin, tandis que d’autres récupèrent après leur accouchement, allongées sur des brancards ou sur des lits à l’abri des regards derrière des draps blancs suspendus : les « tipis ». Faute de places, ces « tipis » ont été installés à côté des toilettes, mais aussi des portes d’entrée et permettent aux jeunes mères de garder un semblant d’intimité. Une organisation d’urgence qui devient la norme. « Rester là pendant trois à quatre jours, pour les patientes c’est compliqué, mais au moins elles ont quand même un endroit, c’est pas un hamac », estime Halima, « des fois on est obligé de les installer sur une chaise ou sur un fauteuil ».
« On arrive plus à assumer la masse », constate Roger Serhal, chef de service au Pôle gynécologie-obstétrique de l’établissement. « Sur l’ensemble des maternités de Mayotte on arrivait à gérer 18.000 consultations par an, dorénavant on ne peut prendre en charge que 60%. Suite à Chido on a perdu le bâtiment des consultations, qui nous permettait d’effectuer plus de 10 consultations par jour. Ça a été un coup dur pour moi. On a mis en place des algécos, on a transformé des chambres en lieux de consultations, mais ça ne suffit pas, donc on doit mettre des femmes dans un « service couloir »« , déplore-t-il.
Des pénuries quotidiennes de médicaments

Au manque de place, s’ajoutent le manque de médicaments et de matériel ainsi que la pénurie de personnel. Des problématiques existantes depuis de nombreuses années mais qui ont été exacerbées par le passage de Chido. La réserve de pharmacie du port de Longoni a été détruite par le cyclone, ce qui a paralysé la logistique et certaines livraisons, n’étant pas prioritaires selon la direction, et sont arrivées en retard depuis la métropole. Plus de quatre mois après la catastrophe, la situation est toujours compliquée.
« Quand on arrive le matin on demande ce qu’il y a de disponible, pas ce qu’il manque », lance Léa Perd, 26 ans, sage-femme au CHM depuis mars 2023. « Toutes les semaines on subit de courtes pénuries. Dès qu’il nous manque une chose on en récupère une autre et le lendemain c’est un troisième médicament qui est absent. Là par exemple, on a plus de tubes pour faire certaines analyses ou de pansements pour tenir des cathéters donc on bidouille comme on peut », note-t-elle. « Un jour, je me suis retrouvée avec une patiente qui avait une hémorragie et on n’avait rien pour quantifier les saignements. Il y a une réelle mise en danger des patientes ».
Ces derniers mois, trois femmes sont décédées à la suite de complications après leur accouchement, notamment en raison d’embolies amniotiques. Une autre femme a été sauvée, après avoir été réanimée au bloc opératoire. « On fait 10.000 accouchements par an, les complications arrivent », remarque Roger Serhal, qui précise que de nombreuses patientes arrivent depuis les Comores sans suivis de grossesse et dans des conditions très difficiles. « On n’est pas à l’abri de nouveaux drames », observe Halima, inquiète, « pour le nombre de patientes on devrait avoir 25 gynécologues mais on en a peut-être 5 au total ». Une pénurie de personnel qui touche tous les services et toutes les professions.
« A la base je voulais rester à Mayotte »

« Actuellement il nous manque près de 48 sages-femmes. Normalement une sage-femme doit gérer entre 10 et 15 personnes, là elle gère plus de 30 patientes », constate de son côté Roger Serhal. « Et le souci c’est qu’il est de plus en plus difficile de trouver de bons médecins car ils vont ailleurs. Pourtant avec la quantité et la difficulté du travail, on a besoin de médecins compétents, sinon ça ne marche pas ». Aux conditions de travail difficiles s’ajoutent la situation sécuritaire et la question du logement. Pour le personnel soignant il est de plus en plus difficile de s’inscrire à Mayotte dans le long terme.
« A la base je voulais rester, j’aime bien Mayotte. Mais la situation ne s’améliore pas. Parfois je me dis que ça va aller mais il suffit d’une garde où on vit quelque chose de grave et on se dit : non je peux pas !« , indique Léa Perd, qui « compte les jours » avant ses vacances. « A chaque fois on pense que ça ne peut pas être pire, mais au final si ça le devient. Le CHM c’est ça, on touche le fond mais on creuse encore ».
Un sentiment partagé à l’étage inférieur, aux urgences. « C’est bon j’ai posé ma disposition, à partir de juillet c’est fini Mayotte », confie Lamia Louimi, 26 ans, infirmière en poste depuis plus de trois ans au CHM. « Moi aussi, on arrive à bout, on fatigue. C’est un métier difficile et si en plus on n’est pas soutenu c’est compliqué », partage Léo Lles, 25 ans, qui vient travailler à Mayotte par intermittence depuis deux ans, et qui a le sentiment d’une rupture avec la direction. « Il y a eu des recrutements et des réservistes mais au final ce sont des gens qu’il faut former, ça nous rajoute encore plus de travail au lieu de nous soulager », ajoute Léo Lles.

Un manque de personnel qui a entraîné la condamnation d’une aile entière de l’unité d’hospitalisation de courte durée pédiatrique et adulte qui comporte une dizaine de chambres. Résultat : les patients se retrouvent sur des brancards dans les couloirs lorsqu’ils n’ont pas de places dans les « box« , les chambres de consultations. Ces dernières ont été doublées voir triplées pour absorber le plus de monde possible.
« Le problème c’est qu’on n’a pas assez de prises à oxygène. Si une personne fait un arrêt je ne peux pas la changer de place, je ne peux pas la brancher à l’oxygène et commencer les massages », constate amèrement Lamia Louimi. « Tu te retrouves à faire une hiérarchie, à faire des choix en fonction de l’état du patient. Celui que tu sens le moins tu le mets près de la prise ». Au niveau de la pédiatrie, les chambres ont également été triplées, ce qui rapproche les bébés les uns des autres et qui peut faciliter la dispersion de pathologies.
La solution des contrats annualisés
« Psychologiquement tu prends un coup quand tu vois l’augmentation de la charge de travail », relève Hanifati Boinali, 42 ans, aide soignante depuis 14 ans au CHM. « Déjà avant Chido c’était compliqué, mais le cyclone n’a pas arrangé les choses, car les locaux sont en train de dégringoler », poursuit-elle en insistant sur la salle de repos des soignants qui est dans un état d’insalubrité important, avec de l’eau qui s’infiltre à travers le plafond. « Les urgences c’est mon service de coeur, je ne me vois pas dans un autre service, mais en voyant le turnovers des infirmiers et des médecins, c’est compliqué. On n’a plus l’envie ni la force de s’investir par rapport aux arrivants, car on sait qu’ils restent que deux trois mois ».

Après 3 années à Mayotte, Tiphaine Medori, désormais cheffe adjointe des urgences, a décidé de rester dans la durée. « On est plusieurs médecins a vouloir nous stabiliser ici et on a une forte volonté de remonter le service », observe-t-elle.
« Avec le même hôpital pour une population qui ne fait que croître, et avec les dégâts de Chido c’est normal que ça déborde. Là le problème c’est que même les paramédicaux (aides-soignants, infirmiers, brancardiers…) s’en vont également, on a une diminution drastique des ressources humaines. Il faut donc accroître l’attractivité dès maintenant ». Pour cela, elle a mis en place avec la direction des contrats annualisés pour l’année à venir. « L’idée est de dire qu’un médecin fait 50% de son contrat à Mayotte, pour qu’il puisse retrouver la métropole ou La Réunion par exemple s’il le souhaite l’autre partie du temps. Et ça fonctionne, une vingtaine de médecins est déjà en accord avec cela. En plus ça permet de garder les personnes qui connaissent Mayotte. 80% de l’effectif qui était là pendant Chido a été annualisé », se réjouit Tiphaine Medori.
En attendant de voir les résultats de cette expérimentation, le CHM se prépare à un été difficile. « Le déficit de personnel médical et paramédical va s’accroitre d’ici mai, juin », avertit Tiphaine Medori. « Avec une population qui augmente, des pathologies plus graves suite à la rupture thérapeutique qu’a entrainé Chido, l’arrivée du chikungunya, mais aussi de la bronchiolite ça va être compliqué. Le plus dur ce n’est pas pendant le cyclone mais maintenant dans la reconstruction sur la durée. On l’a bien vu après Irma ».
Victor Diwisch