Tribunal : le cri d’alerte du barreau de Mayotte face à une justice à bout de souffle 

À travers un « mouvement d’humeur" organisé ce lundi 14 avril, les avocats du barreau de Mayotte ont dénoncé une justice en état d’urgence, quatre mois après le passage du cyclone Chido.

Lundi 14 avril 2025, à 13h45, le barreau de Mayotte, par la voix de son bâtonnier, Maître Yanis Souhaïli, annonce officiellement un mouvement d’alerte. Le communiqué avait été adressé à la presse la veille. Quelques minutes avant l’audience de comparution immédiate prévue à 14h, les avocats se rassemblent devant le tribunal judiciaire pour un face-à-face symbolique avec une justice qu’ils jugent à bout de souffle.

Cet après-midi-là, la défense ne sera pas assurée. Une décision forte, mais assumée : non pas une grève, insistent-ils, mais un appel au secours, pour dénoncer des conditions de travail devenues intenables, avec des conséquences directes pour les justiciables

Une réaction à un incident symptomatique

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Face au tribunal, le bâtonnier a évoqué des dysfonctionnements patents au sein du tribunal avant et après Chido, notamment le manque de moyens humains et matériels

Tout est parti d’un accrochage entre un avocat et une directrice de greffe, au sujet d’une demande d’informations essentielles pour la défense. Un incident qui, bien qu’apparemment anodin, est jugé révélateur par le bâtonnier d’un malaise structurel aggravé depuis le cyclone Chido, survenu le 14 décembre 2024.

Selon Me Souhaïli, cet événement reflète un climat tendu et une désorganisation persistante du tribunal judiciaire : certains services sont à l’arrêt ou au ralenti. Il cite notamment les affaires familiales, la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions, ou encore une audience tenue récemment… dans le hall du tribunal judiciaire. Il alerte : « Si nous, avocats, on ne peut pas se rendre au greffe, comment on fait sans informations ? Les clients qui viennent dans nos cabinets sont menaçants et c’est parce qu’on n’a pas d’informations à leur donner. »

Sur l’incident en lui-même, il relativise : « Cela peut arriver, c’est la vie quotidienne« , mais rappelle que « le véritable problème, c’est le manque de moyens alloués à la justice à Mayotte« . Et de souligner : « Les gens attendent des décisions sur les pensions alimentaires, les divorces, les gardes d’enfants… On ne peut pas leur répondre. Cela devient insupportable pour les justiciables. Il ne faut pas que la situation s’enlise car on va avoir une paralysie des juridictions.« 

Une action réfléchie dans un déroulement tendu

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Les avocats sont restés dans la salle d’audience durant toute la durée des négociations

Devant la presse, le bâtonnier insiste sur le caractère réfléchi du mouvement : une mobilisation responsable, mesurée et non conflictuelle. Le barreau ne souhaite pas perturber l’arrivée du nouveau procureur de la République, ni celle de la nouvelle présidente de la chambre d’appel de Mamoudzou attendue à la fin du mois. Mais il fallait marquer les esprits.

Dans la salle d’audience, la tension monte. La présidente d’audience, Sylvie Escrouzailles, rappelle les exigences légales des comparutions immédiates et la nécessité d’assurer la sûreté des prévenus interpellés pendant le week-end. Le bâtonnier rappelle que « le barreau est devant vous« , en précisant qu’il avait soutenu la grève des greffiers et que les avocats doivent désormais « monter au créneau », car « le personnel judiciaire se trouve dans le même bateau« .

Me Ousseni soutient : « Non, il n’y aura pas d’audience. Votre audience est affectée Madame la Présidente ! On bloque la salle. » L’audience est finalement interrompue et le bâtonnier Me. Souhaïli et Me. Ousseni rejoignent la présidente du tribunal judiciaire, Sophie De Borggraef, pour un entretien.

Une issue provisoire mais un avertissement clair

Deux heures plus tard, à leur sortie, Me Ousseni a souligné que l’accueil de la présidente du tribunal, avait été bienveillant. Cette dernière a témoigné de sa compréhension quant à la situation actuelle, tout en regrettant la tournure conflictuelle des récents événements. Elle a toutefois insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas, à ses yeux, d’un conflit, mais plutôt d’une opportunité d’échange.

Elle a également exprimé sa solidarité envers les difficultés rencontrées par les avocats du barreau. Finalement, les avocats finissent par accepter que l’audience de comparutions immédiates se poursuive et que les mesures de sûreté soient examinées en leur absence, dans l’intérêt des prévenus. Ils quittent ensuite la salle en bloc, pour rejoindre leurs cabinets respectifs.

Un manque criant de moyens

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Des bâtiments modulaires ont été installés dans la cour de la chambre d’appel pour accueillir les bureaux des magistrats

Depuis le passage du cyclone Chido, les conditions de travail des agents travaillant dans le domaine de la justice sur le territoire se sont fortement dégradées. Au tribunal judiciaire, le bâtiment qui accueillait le conseil des prud’hommes est inutilisable, l’étage au-dessus des audiences correctionnelles ne fonctionne plus, un seul bâtiment est exploitable, celui qui accueille la salle d’audience où se déroulent les assises.

À la chambre d’appel de Mamoudzou (CHAM), l’ancien bâtiment des magistrats a été soufflé par Chido. Des « algecos » ont été installés dans la cour pour héberger les bureaux. Actuellement, les assises se tiennent dans la salle d’audience de la CHAM, « toute petite pour la dizaine d’avocats présents« , mentionne le bâtonnier.

D’après ce qui nous a été rapporté, 700 m² de bureaux auraient été loués aux Hauts-Vallons, mais cette solution temporaire est jugée insatisfaisante. Le bâtonnier pointe la dispersion des lieux : « La chambre d’appel de Mamoudzou en zone Nel, le tribunal judiciaire à Kawéni, et des bureaux à Hauts Vallons… Les justiciables vont se perdre ! » Le barreau réclame une réponse structurelle : « Il faut réunir toutes les juridictions sur un seul site. Il faut accélérer sur ce projet de cité judiciaire.« 

La cité judiciaire attend toujours 

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Trois ans après l’annonce de la cité judiciaire, le projet piétine

Annoncée en mars 2022 lors de la visite de l’ancien ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, la cité judiciaire devait répondre à ce manque de places. Un terrain avait été identifié près de la caserne des pompiers, dans l’objectif de rassembler toutes les juridictions. Mais depuis, le projet n’a pas avancé. « Chido ne doit pas ou plus servir de cache-misère« , martèle le barreau.

Les revendications sont claires : plus de moyens humains, du personnel de greffe, mais aussi des moyens matériels. « On peut nommer plus de magistrats, mais si cela ne suit pas derrière, cela ne marchera pas« , alerte-t-on. Ouvert au dialogue, le barreau attend désormais des mesures concrètes. « Ce n’est pas une grève, mais un cri d’alerte. Le tribunal est en crise. Sans réponse concrète, la paralysie pourrait être inévitable », conclut Me Souhaïli.

Dans un communiqué reçu en début de soirée, le barreau de Mayotte a parlé d’un « échange franc » avec la présidente du tribunal judiciaire, pendant lequel « des réponses ont été apportées aux interrogations des avocats » et « des délais ont été fixés pour résoudre certaines problématiques« . Dans ce contexte, le barreau de Mayotte a annoncé mettre un terme à son mouvement. Toutefois, les avocats tiennent à rester vigilants « sur la mise en application des solutions proposées« . Des réunions mensuelles entre le bâtonnier, les chefs de juridictions et de greffe, auront prochainement lieu pour permettre « un dialogue et un suivi des mesures. »

Mathilde Hangard

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