Au lendemain du démarrage des auditions de la commission d’enquête du Sénat sur les traitements interdits utilisés par les industriels du secteur des eaux embouteillées, trois autres personnalités ont été entendues mercredi 11 décembre au soir, dont Antoinette Guhl, sénatrice de Paris, Nicolas Marty, historien, et Guillaume Pfund, géographe.
La France, premier pays exportateur d’eaux embouteillées au monde
Les français ont une relation particulière avec les eaux embouteillées. Chaque année, 9 milliards de litres d’eaux minérales naturelles et de source sont consommés en France, faisant du pays, le premier exportateur mondial d’eaux embouteillées. Plébiscitées pour leurs composition, les eaux minérales et de source ont une « pureté originelle » qui interdit de les soumettre à tout traitement qui viendrait modifier leur composition chimique, contrairement à l’eau du robinet, rendue potable par traitement. Elles englobent ainsi trois « avantages », une exigence économique, au regard de l’importance de la filière industrielle du secteur, qui font d’elles, des eaux plus chères, comme confirmé par l’historien Nicolas Marty, professeur des universités en histoire contemporaine à l’Université de Perpignan, mais aussi une exigence environnementale et des vertus médicinales, soutenues par l’Académie de médecine.
Une enquête confidentielle
Pour comprendre l’affaire complexe du « scandale des eaux embouteillées » qui a éclaté à la fin du mois de janvier 2024, il est nécessaire de rappeler que si les journalistes Marin Dupin et Stéphane Foucart n’avaient pas révélé publiquement que des eaux minérales et de source, du groupe des Sources Alma (qui commercialise Cristaline) et le groupe Nestlé Waters (à l’origine des eaux San Pellegrino, Vittel, Contrex, Hépar, Perrier) subissaient des traitements interdits, « le grand public n’aurait peut-être jamais rien su », en tout cas pas maintenant, soutient Antoinette Guhl dès l’introduction de son audition. « Or on ne peut pas dire qu’il ne s’est rien passé », insiste la sénatrice, qui expose ses investigations exposées dans un rapport sur les politiques publiques en matière de contrôle des traitements des eaux minérales naturelles et de source. « Comment le non-respect des pratiques de production des eaux minérales et de source a pu perdurer (ndlr : pendant deux ans) alors que le gouvernement était au courant ? » s’interroge l’écologiste, après avoir mené 25 auditions et interrogé 35 personnalités, issues du secteur industriel, concernées ou non par le dossier, les syndicats des eaux minérales naturelles, des experts hydrologues, des préfets, des directeurs d’Agence régionale de Santé, des représentants de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes (DGCCRF) du Ministère de l’Économie, l’ancienne Ministre de la Transition énergétique de France, Agnès Pannier-Runacher, des membres de différents cabinets ministériels, des directeurs du bureau de l’ancienne Première ministre, Elisabeth Borne, des membres associatifs, et les deux journalistes au coeur de l’enquête.
« Des pratiques délibérées de dissimulation »
En 2020, un salarié du groupe Sources Alma signale un recours à des traitements interdits sur les eaux distribuées du groupe à la DGCCRF. En juillet 2021, un signalement au procureur est réalisé. Un mois plus tard, le groupe Nestlé Waters demande un rendez-vous « urgent » avec l’ancienne Ministre de la Transition énergétique de France, Agnès Pannier-Runacher, affirmant que les eaux vendues par leur groupe ne respectent pas la règlementation. D’après Antoinette Guhl, le groupe aurait demandé de procéder à un « traitement alternatif » et de mettre en place « un plan de transformation » de ces eaux. Le Ministère de l’Économie remet alors ses conclusions à l’ancien Ministre de la Santé, Olivier Véran, au regard de la compétence des ARS, sur le contrôle des eaux minérales, après et avant l’embouteillage. En novembre 2021, l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) reçoit une lettre de mission et rapporte « près de 30% des désignations commerciales subissent des traitements non conformes ». Ce à quoi, la DGCCRF aurait déclaré être impuissante « face à des pratiques délibérées de dissimulation ».
« Les ministres ont travaillé mais sans arrêter la mise en marché »
Dans ce dossier, outre la lenteur de réactivité des services de l’Etat, c’est surtout le maintien de la distribution et de la commercialisation de ces eaux, dont la qualité avait été interrogée, qui est contestée : « Dans le Grand-Est, les traitements interdits ont cessé fin 2022. Dans le Gard, pour la source Perrier, les traitements interdits ont cessé le 10 août 2023. Donc pendant 2 ans, il y a eu des problèmes. 2 ans pendant lesquels « nous sommes certains que le gouvernement était informé. » En effet, si « le 31 août 2021 le groupe Nestlé Waters reconnait avoir recours à des traitements interdits » déclare le rapporteur de la commission d’enquête, Alexandre Ouizille, « on ne peut pas dire que l’Etat ou les Ministres n’ont rien fait puisque », déclare la sénatrice auditionnée. « L’ancienne Ministre, Agnès Pannier-Runacher demande à la DGCCRF de participer à l’entretien avec le groupe et de travailler sur le sujet de Nestlé Waters puisqu’il y avait eu cet aveux. Ensuite, elle saisit l’IGAS pour conduire une enquête avec l’ancien Ministre de la Santé, Olivier Véran. Leur premier soucis était déjà de s’assurer qu’il n’y avait pas de problème sanitaire. », ajoute-t-elle. Mais une fraude à l’égard des consommateurs sur plusieurs années n’est pas anodine, insiste la sénatrice. « Les ministres ont travaillé mais sans arrêter la mise en marché et sans informer les consommateurs. Agnès Pannier-Runacher n’a pas arrêté la production, elle n’a pas déclassé les eaux, elle n’a pas généré l’information du consommateur, elle n’a pas informé l’Europe et la Commission européenne alors que c’était obligatoire. », déclare froidement la femme politique.
La micro-filtration au coeur d’un double scandale
Pourtant, lors du rendez-vous organisé à Bercy, le groupe Nestlé demande au gouvernement de continuer d’avoir recours à ces traitements interdits, étudiant la possibilité d’appliquer une réglementation évolutive en sa faveur, en lui permettant de continuer de purifier ses eaux grâce à des filtres ayant une capacité de filtration inférieure à 0,8 micron, soit une plus grande capacité de filtration, que le gouvernement va accepter, sans fournir de suite corrective ou répressive, notamment une mise en demeure, une suspension de la production et surtout un arrêt de la distribution de ces eaux, à l’égard du groupe, supposé distribuer des eaux « naturelles », « pures », sans traitement. En cause, c’est « l’absence d’un risque sanitaire » (confirmé par l’IGAS dans son rapport) et pour « répondre à la demande de Nestlé », que le gouvernement a accepté de remplacer les traitements interdits par la mise en place d’une mice-filtration à 0,2 micron, un seuil bien inférieur à 0,8 micron, toléré pour l’eau minérale naturelle depuis un avis rendu en 2001 par l’Afssa (anciennement l’Anses). Cependant, « à partir de 0,2 on enlève les bactéries mais pas les virus. Donc on sait qu’à 0,2 ce n’est plus une eau pure. Une filtration à 0,2 constitue donc une pollution. », rappelle la sénatrice, qui confirme qu’une réunion interministérielle (RIM) récente aurait validé l’application de ce nouveau seuil de micro-filtration avec le groupe, en dépit des recommandations de la Commission européenne. « Il y a une forme de timidité de la part des préfets à appliquer cela. Pour l’instant, le plan de transformation est pratiqué par les industriels, le directeur général du groupe l’a validé. Pourtant, la commission européenne dit que la micro-filtration à 0,2 micron contrevient à la règlementation européenne des eaux minérales. »
Les eaux embouteillées des groupes Sources Alma et Nestlé Waters avaient déjà fait couler beaucoup d’encre. Mais la gestion de cette crise, qui se poursuit aujourd’hui, par les pouvoirs publics vis à vis des industriels, suscite à nouveau de vives interrogations.
Mathilde Hangard