La Table du Sénat. L’enseigne évoque un lieu cher aux représentants politiques mais la table intimiste réjouit tous les habitués du quartier. Pour y accéder, il suffit de se rendre au 51B rue M’Gombani, à quelques pas de l’Hôtel de ville de Mamoudzou.
« Hodi ! ». Devant la façade orange, nous saluons celui qui se cache dans sa cuisine. « Entre », nous répond Ali. C’est lui, le maître des lieux. Des fourneaux, à la gestion de la salle, jusqu’à la comptabilité du restaurant, les approvisionnements et même du ménage, Ali s’occupe de tout. Tous les jours, du lundi au dimanche, de 8h à 23h, il fait le régal des habitants du quartier. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que rares sont les lieux à Mayotte, ouverts 7j/7, « sans rupture » comme il aime le préciser, qui tiennent sur les épaules d’un seul homme.
Le fruit d’un parcours mérité
Petit, Ali rêve de devenir médecin. Originaire de la Grande-Comore, il suit une scolarité jusqu’en classe de terminale, où il obtient un baccalauréat scientifique. « Quand j’étais petit, je n’ai jamais pensé à être cuisiner, je voulais être médecin car j’ai eu un bac scientifique. » Aîné d’une fratrie de cinq enfants, Ali abandonne sa scolarité au décès de ses parents et se retrouve chef de famille : « J’ai fait en sorte d’envoyer mes petits frères au Soudan pour qu’ils puissent étudier car avant aux Comores, même quand tu avais un baccalauréat, tu n’avais pas beaucoup de chance d’aller à l’université (…) Mes deux frères ont eu un Master. »
À 26 ans, il arrive à Mayotte. « Je suis arrivé clandestinement. Au début j’ai fait des petits boulots en cachette (…) J’ai travaillé dans des restaurants, c’est là que j’ai eu envie d’apprendre ce métier (…) J’ai suivi une formation de cuisinier avec l’Agepac (…) En 2009, j’ai obtenu mes papiers (…) En 2012, j’ai décidé d’ouvrir mon restaurant (…) Je remercie Mayotte, car j’ai pu faire beaucoup de choses pour ma famille (…) mes neveux et nièces s’en sont sortis. »
Un lieu paisible, comme il est rare à Mayotte
À La Table du Sénat, les plats sont servis avec soin. On y fait moins de chichi que rue de Vaugirard à Paris, et on y mange à moindre coût. Lorsque nous l’interrogeons sur l’origine du nom de son restaurant, Ali aime rappeler que ses clients lui posent systématiquement la question. La réponse est simple mais il faut remonter quelques années plus tôt. « Avant, le quartier de M’Gombani était un quartier de Grands-Comoriens. » Une femme âgée, connue du quartier, les a longtemps aidés : « Tu pouvais aller la voir quand tu arrivais des Comores (…) dès que tu disais que tu allais chez elle, on te laissait passer (…) cette dame c’est la mère de ma femme. » Lorsqu’Ali rencontre sa femme, le couple s’installe dans une maison sur la place du Sénat. Une partie de la maison est dédiée au logement du couple, une autre partie se transforme pour y accueillir un restaurant. La Table du Sénat est née. Dans ce quartier, Ali s’est toujours senti chez lui. « Ici, on parle le Grand-Comorien, le shingazidja, c’est un quartier calme, les gens vivent ensemble. »
Poisson vanille et purée de fruit à pain
On se relèverait pour en manger. Chaque jour, le cuisinier s’attelle à préparer trois ou quatre plats. Ses spécialités sont les crevettes à l’ail, le poisson à la vanille, le poisson combava, le poulet coco ou à la catalane, mais ce sont aussi les accompagnements qui font le bonheur de ses convives : « Si je devais venter les mérites du restaurant à quelqu’un qui vient d’arriver, je dirais qu’on y mange de la nourriture locale et variée, parfois il y a de la purée de fruit à pain, ou de la purée de courge, de la salade de papaye, les accompagnements sont plus variés que du simple riz (…) le gérant est adorable, toujours souriant (…) on peut manger dans un cadre très joli, dehors sous un arbre à pain (…) les plats sont très bons et copieux (…) C’est une adresse que je recommande les yeux fermés », témoigne une cliente.
L’insécurité, fléau de l’île aux parfums
Mais ces derniers temps, la fréquentation de La Table du Sénat a nettement baissé, à tel point que le chef des lieux se demande s’il ne va pas fermer définitivement. « Depuis le coronavirus, il y a des moments où il y a un manque de clients (…) Avant, il y avait la vie chère, après il y a eu les grèves, puis le Covid, puis Wuambushu, le manque d’eau, et les barrages, mon chiffre d’affaires a beaucoup baissé. » Ces crises complexes et successives ont rendu difficile le maintien des activités touristiques et de loisirs. Pendant la crise de l’eau, grâce à des stocks d’eau, Ali arrive à maintenir son restaurant ouvert, tout en marchant sur des oeufs : « Je ne sais pas si je peux dire malheureusement ou heureusement mais pendant la crise de l’eau, il n’y avait pas beaucoup de clients. S’il y avait eu beaucoup de clients, mes réserves d’eau n’auraient pas pu suivre. »
Mais pour le restaurateur, c’est surtout l’insécurité de l’île qui dissuade les clients de venir : « Ce qui a fait descendre le chiffre d’affaires c’est l’insécurité (…) l’Etat doit prendre ses responsabilités pour permettre aux gens de sortir le soir avec tranquillité (…) Ce n’est pas un problème de cuisine, de cuisson ou de menu, c’est un problème d’insécurité. Les gens ont peur de se faire agresser. » Selon Ali, le comportement de certains jeunes délinquants, arrivés clandestinement à Mayotte serait en cause : « Il y a des jeunes délinquants qui sont entrés à Mayotte de la même façon que moi. La différence c’est qu’ils ne se présentent pas comme s’ils n’étaient pas chez eux. Il faut respecter le fait que tu n’es pas chez toi pour t’intégrer. La plupart ne font pas cela. » Pourtant, les clients sont unanimes : à La Table du Sénat, c’est toujours aussi bon. « Quand vous mangez ici, vous trouverez ici que c’est toujours bon. On ne peut pas changer une équipe qui gagne. Tant que personne dit que ce n’est pas bon, je ne change pas », soutient le restaurateur.
« Je continue de résister »
S’il s’estime chanceux de ne pas payer la location d’un local pour son activité, Ali réfléchit à mettre un terme à son activité. « C’est trop dur. Heureusement je ne paye pas de loyer car la maison est à ma femme. Mais depuis 2019, si je devais payer le loyer, j’aurais dû fermer le restaurant. Je continue de résister (…) mais il y a des moments où je n’y arrive pas. Tant que je ne trouve pas un autre travail, je ne ferme pas. » Sur cette place du Sénat, la douceur de l’atmosphère fait oublier le contexte brûlant de l’île. Sous un arbre à pain, une table est disposée. Réunis en cercle, des hommes jouent au mraha et des enfants font du vélo : « Les habitants sont-là le soir, les gens se baladent, il y a des Mahorais, des Anjouanais, Comoriens ou des Mohéliens (…) Je remercie Dieu, l’insécurité n’est pas ici, c’est calme, près de mon restaurant. » Ali est connu dans le quartier, les enfants jouent dans la rue, deux d’entre eux s’arrêtent pour lui demander un tacos. Il est dix heures du matin. Le restaurateur a du pain sur la planche. Il faudra revenir.
Mathilde Hangard