Ce mardi matin, un homme de 63 ans comparaissait devant le Tribunal judiciaire de Mamoudzou, escorté par des policiers. Il venait déjà de passer 1 an et 3 mois en détention à Majicavo pour avoir asséné un coup de couteau dans l’abdomen de son voisin le 12 avril 2023 à Dembeni. La raison de cet acte ? Ce voisin était « possédé par le diable » selon le prévenu qui l’accusait en outre de venir chez lui régulièrement avec sa femme pour « le frapper et lancer des cailloux sur sa maison ». Or, comme l’a rappelé Aline Charron, la présidente du tribunal, l’enquête de voisinage effectuée par la police n’a pu prouver aucune de ces assertions. La victime a affirmé n’avoir jamais eu de problèmes avec le prévenu jusqu’au moment du drame, survenu brutalement alors que ce dernier venait d’ingurgiter plusieurs bières et se trouvait donc dans un état d’ébriété manifeste, circonstance aggravante pour le tribunal.
Les faits sont très simples : aux alentours de 18 heure ce 12 avril 2023, Monsieur S. est allé s’acheter plusieurs bières et, après les avoir bues, a déclaré à la femme de la victime « qu’il allait la tuer ». Son mari s’est bien entendu interposé et a reçu de la part de monsieur S. un coup de couteau dans l’abdomen qui lui a valu 10 jours d’ITT et lui occasionne encore de fortes douleurs plus d’un an après les faits. Au moment où les secours sont intervenus, son pronostic vital était engagé et il a dû être opéré. « Je n’étais plus moi-même à ce moment-là et j’ai cru que mon voisin était le diable », explique le prévenu à la barre. Il a toutefois réitéré ses plaintes concernant la victime qui, selon lui, le persécutait « avec l’aide de ses enfants en bas âge qui lançaient régulièrement des cailloux sur son domicile ». Or la victime a affirmé n’avoir aucun enfant en bas âge, mais seulement une fille déjà presque adulte.
Une « altération du discernement » due à une psychose de type paranoïaque
Suite à son arrestation, monsieur S a été placé en détention provisoire au cours de laquelle il a subi une expertise psychiatrique. Celle-ci a révélé qu’il souffrait depuis déjà longtemps d’une psychose paranoïaque avec discours délirant et hallucinatoire aggravée par une comorbidité alcoolique. Conséquence directe de cette maladie : monsieur S ne perçoit pas la réalité telle qu’elle est vraiment et souffre d’une altération du discernement, ce qui l’a conduit à prendre son voisin pour « le diable » ce soir-là. Avant cela, et malgré sa maladie, il n’avait jamais commis d’actes graves et son casier judiciaire était vierge. « Cela faisait longtemps que je n’avais pas bu d’alcool et j’avais oublié comment je devenais quand j’en buvais », déclare le prévenu qui a fait amende honorable devant la Cour, tout en maintenant ses accusations de persécution contre son voisin, présent également pour assister à l’audience. Interrogé par la juge Aline Charron, il a déclaré que les choses se passaient mal en prison puisqu’il était « régulièrement frappé par ses codétenus ».
Pour Me Andjilani, l’avocat de la victime, cette affaire représente à elle seule 3 graves problèmes devenus choses malheureusement trop courantes à Mayotte : la consommation d’alcool, le port d’une arme banalisé (« tout le monde se balade désormais muni d’un couteau », a-t-il affirmé) et la non prise en charge des malades psychiatriques sur le territoire. Il a donc demandé 10 000 euros de dommages et intérêt pour la victime à titre de provision. Le substitut du procureur, Tarik Belamiri, a rappelé que le prévenu risquait 7 ans de prison dans cette affaire. « La question clé est celle de l’altération du discernement, qui pourrait conduire à une réduction de peine », a-t-il affirmé. Il a toutefois rappelé que, depuis l’affaire Sarah Halimi, une modification de la loi en 2022 prévoyait qu’aucune peine ne pouvait être réduite en cas de consommation de psychotropes, ce qui était justement le cas de monsieur S puisqu’il était fortement alcoolisé au moment des faits. « Monsieur a reconnu lui-même qu’il n’aurait pas commis cette agression s’il n’avait pas bu d’alcool, j’estime donc que, comme il a choisi d’en consommer, il doit assumer ses responsabilités », a-t-il assené. Il a donc demandé une peine de 5 ans de prison ferme avec mandat de dépôt, une interdiction de port d’arme pendant 5 ans et autant d’année d’inéligibilité.
« Le tout répressif ne soigne pas les maladies mentales » selon Me Trouvé
Me Mélanie Trouvé, l’avocate de monsieur S., s’est vivement dressée contre les réquisitions du substitut du procureur, dénonçant le fait qu’on était en train de passer « d’une justice humaniste » à une justice « répressive » totalement inadaptée dans le cas des prévenus souffrant de maladies psychiatriques. « Mon client a perdu ses parents très jeunes, a eu un parcours de vie très difficile qui a contribué au développement de sa maladie mentale. Lorsqu’on est victime d’une très grande souffrance psychique, il est fréquent de l’extérioriser sur une figure extérieure qui symbolise le danger, dans l’unique but de réussir à survivre à cette souffrance intérieure », a-t-elle plaidé en ajoutant « qu’il était prouvé que la détention ne faisant qu’augmenter l’intensité des troubles psychiques ». « Le substitut du procureur vous demande de juger cet homme en faisant abstraction de sa maladie mentale, sous le seul prétexte qu’il avait consommé de l’alcool ce jour-là. C’est absolument inopportun à mon sens ! », a-t-elle lancé. Elle a ensuite démontré que la famille de monsieur S. était prête à l’accueillir chez lui et à encadrer son suivi psycho-judiciaire et ses soins, assurant ainsi à la Cour qu’il ne serait pas « livré à lui-même » à sa sortie de prison et que le risque de récidive était donc faible.
Après s’être retirés pour délibérer, la présidente du tribunal et ses 2 assesseurs ont finalement reconnu monsieur S coupable des faits qui lui étaient reprochés. Ils ont toutefois retenu l’altération du discernement et ont donc réduit sa peine à 3 ans de prison dont 2 ans assortis d’un sursis probatoire avec obligation de soins psychiatriques. Il doit toutefois dès à présent s’installer chez sa sœur à Tsararano et a interdiction de paraître au domicile de la victime ni d’avoir un quelconque contact avec lui. L’interdiction de port d’arme et l’inéligibilité pendant 5 ans ont été retenues et monsieur S. a l’obligation d’indemniser la partie civile à hauteur de 5000 euros de provision. Tout manquement à ses obligations le renverrait directement à Majicavo.
N.G