« Le CH de Mayotte rencontre des difficultés majeures en ressources humaines pour assurer le fonctionnement de son SMUR (…) Il y a une réelle menace de rupture dès le mois de juin », nous alertait le 24 mai le syndicat national SUdF (SAMU Urgences de France). Sur place, cela fait longtemps que les soignants du CHM dans son ensemble tirent la sonnette d’alarme. Et jeudi 1er juin la direction de l’hôpital annonçait monter d’un cran le niveau de son Plan blanc enclenché il y a quelques semaines, « dans un contexte de difficultés de recrutement de personnel médical au service des urgence ».
Il faut dire que le mot a perdu de son sens encore plus à Mayotte par déficit de médecine de ville, qu’en métropole. « Aller aux Urgences », c’est toujours pour beaucoup le recours obligé en cas d’accident ou de douleur insupportable. Une notion qui a perdu au fil du temps de sa substantifique moelle pour prendre la forme de consultation du médecin dans un accès privilégié à l’hôpital, jusqu’à la bobologie. Résultat, sur la France entière, les services sont surchargés, avec un nécessaire tri mené en amont lors d’épidémies. On l’a vu avec le Covid.
A Mayotte, pas d’Aide Médicale d’Etat (AME) ou de Complémentaire santé solidaire (ex-Couverture Maladie Universelle complémentaire, CMU-C), « 75% des enfants n’ont aucune sécurité sociale », pointait un rapport de Médecins du Monde citant le Défenseur des droits. Les Urgences sont vues comme la seule porte d’entrée pour une grande partie de la population.
Face à cet afflux de patients toujours plus nombreux, le service des Urgences est en souffrance. Et depuis longtemps si l’on en croit les messages récurrents reçus à la rédaction. Les nombreux appels au changement de direction en 2022 ont abouti à la désignation du docteur Alimata Gravaillac à la tête du service en juillet 2022, et du docteur Nora Oulehri, médecin urgentiste, à la tête du SAMU 976.
« Des médecins planqués dans leur bureau »
Le SMUR (Structure mobile d’urgence et de réanimation) de Mayotte effectue environ 3.500 interventions par an, que ce soit à terre avec ses ambulances ou dans les airs par hélicoptère. Mais voilà, depuis plusieurs semaines, les départs de médecins se sont enchaînés, « l’effectif est passé de 37 à 6,5 médecins, nous ne sommes donc pas certains de pouvoir faire fonctionner le SMUR tous les jours », se désole le docteur Nora Oulehri que nous avons contactée. Un territoire sans urgence, c’est la catastrophe sanitaire assurée.
C’est pourquoi un système de régulation a été mis en place, « nous ne prendrons plus que les urgences vitales. Pour les autres cas, il faut composer le 15 », avec un risque de saturation des appels. « Un peu de renfort nous arrive de La Réunion, mais ils ne pourront pas travailler plus de deux jours d’affilés, le problème du manque de personnel reste entier ».
Mais alors, pourquoi ces désaffections qui privent d’un coup le service de 30 médecins ? Nous avons été interpellés par une ancienne praticienne des urgences, démissionnaire, qui livre ses raisons : « des conditions de travail déplorables du fait du manque de moyens chroniques de l’hôpital, manque de lits d’hospitalisation, mise en danger des patients et des soignants aux urgences, patients qui restent hospitalisés sur des brancards aux urgences pendant des jours, etc. ». S’ajoutent des considérations personnelles portant sur « l’obligation vaccinale », pourtant récemment abrogée par le gouvernement, mais aussi des dissensions avec le directeur de l’hôpital qui aurait pointé des médecins « planqués dans leur bureau », toujours dans le service des Urgences.
Nous avons sollicité le docteur Oulehri sur ces reproches. « Nous avons en effet des patients hospitalisés sur des brancards, mais comme cela arrive fréquemment en métropole ». Depuis, les box ont été fermés pour ne pas avoir à hospitaliser des patients sur de longues périodes, selon une autre source hospitalière qui souhaite rester anonyme.
Des Evasan pour arrondir les fins de mois
Quant aux reproches vis à vis de la direction, Nora Oulehri le met sur le compte de la réorganisation du service, « des pratiques, notamment de rémunération, étaient en cours depuis plusieurs années, incompatibles avec la gouvernance carrée que veut impulser le directeur du CHM Jean-Matthieu Defour. Tout un groupe de soignants a donc quitté le service ».
Un écosystème aurait été mis en place par un médecin, basée sur les mi-temps annualisés dont lui et ses collègues proches, auraient bénéficié. C’est un contrôle du directeur des Affaires médicales par interim, Mahafourou Saïdali, (ex DGS du département), qui a mis au jour le système. En cherchant comment optimiser les dépenses de l’hôpital, il se rend compte que certains médecins voyaient peu, voir pas du tout, de patients, et justifiaient leurs heures de travail sur de l’administratif avec de coquettes rémunérations en heures supplémentaires. Le mi-temps n’était pas effectués sur le mois, mais annualisés, ce qui permettait à certains praticiens de s’absenter de Mayotte la moitié de l’année, et de choisir leur mois de permanence, souvent le plus creux.
Avec un must, les Evasan. « Une médecin a décrété avant ses congés qu’un patient devait être évasané en métropole, alors que l’urgence ne le justifiait pas. Forcément, cela lui permet de bénéficier d’une rémunération automatique de 40h tout frais payés, et de 1.000 euros pour chaque Evasan », nous explique un cadre.
Plusieurs autres services du CHM seraient également le théâtre de ces rémunérations et primes détournées, qui se monteraient à 2 millions d’euros par an.
Lorsque Jean-Matthieu Defour, directeur du CHM, siffle la fin de la récré en juillet 2022, les congés ont aussitôt été positionnés par ces praticiens, et une vague de démissions a suivi. « C’est ce qui explique en partie la situation dans laquelle nous sommes avec un service dépourvu de personnel », assure Nora Oulehri.
Pour autant, les Urgences peinent à remonter la pente, nous indiquent bon nombre d’interlocuteurs.
Ce Trafalgar hospitalier était annoncé
La loi Rist a également été à l’origine d’un recadrage, avec le rejet du paiement des rémunérations irrégulières par le comptable public sur le plan national. Ce qui implique pour Mayotte et son manque d’attractivité, de trouver un système adéquat.
Ensuite, selon la chef du SAMU976, l’opération Wuambushu n’aide pas à l’arrivée de personnel, « ce n’est pas l’opération en elle-même mais la médiatisation qui est faite sur le niveau délinquance à Mayotte qui nécessite un tel déploiement de moyens. Cela refroidit les ardeurs des médecins qui étaient volontaires. »
Mais selon nos interlocuteurs, les guéguerres continuent aux urgences sur fonds de règlement de compte et de menaces, jusqu’à avoir déposé plainte au pénal… on comprend que la difficulté d’attractivité se joue ici aussi.
La rémunération reste une question primordiale, à la fois pour attirer des soignants, à la fois pour encadrer les dérives. Tout en favorisant les personnels en place et fidèles à Mayotte qui ne sont pas le mieux nantis. Avec la loi Rist, un médecin commence comme contractuel à 119.000 euros par an, nous explique notre cadre hospitalier, une somme que sont loin d’atteindre la majorité des médecins en poste.
On peut aussi déplorer que l’appel des soignants et notamment du SUdF, sur les dangers de dysfonctionnement des Urgences à partir de juin n’ait pas été entendu et anticipé par un recours pourquoi pas à la réserve sanitaire, laissant ces professionnels au premier rang d’une situation ingérable et de danger maximal pour les patients.
Trouver le bon régime d’attraction qui ne favorise pas les mercenaires et les magouilles horaires sur le temps partiel, mais les personnels qui ont prouvé leur fidélité à la maison CHM, aux Urgences comme dans les autres services, serait le bienvenu et permettrait d’envisager l’avenir déjà sur du moyen terme. Certains évoquent la défiscalisation.
Ce week-end est tombée une réponse favorable d’apport d’effectifs de SAMU Urgence de France, il va falloir en étudier la périodicité et l’ampleur avant d’entrevoir une accalmie, tant le service est sinistré. « On a un service d’urgence pourri ! », conclut notre interlocuteur cadre. Ça donne envie !
Anne Perzo-Lafond