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Tribune Mouhoutar Salim – Prendre de l’âge ou pas : une tournure d’esprit ?

L’écrivain Mouhoutar Salim appelle dans cette tribune à laisser une place à la vieillesse dans notre société. « Notre société » s'entend par la tradition mahoraise chamboulée sous les valeurs occidentales. Rester au contact, est un de ses enseignements.

Qui est vieux ? Qui ne l’est pas ? La vieillesse (uduhazi), substantif tiré du verbe (uduha) qui veut dire vieillir ou (aduha) être devenu vieux, est le sujet de cette tribune. A partir de quel moment sommes-nous vieux (mduhazi) avec son pluriel de (waduhazi) ? Comment peut-on aborder les défis nouveaux qu’augure cette prise en charge des personnes âgées, dans ce département le plus jeune de France (la moitié de la population a moins de 17 ans et demi) (1) peuplé en quasi-totalité de personnes à la vie civile profondément imprégnée des principes musulmans. C’est une réalité qu’il ne faut pas nier. Et le Coran exhorte ceci en ce qui concerne, la prise en charge des seniors : « … marquez de la bonté envers les père et mère: si l’un d’eux ou tous deux doivent atteindre la vieillesse auprès de toi, alors ne leur dis point: « Fi! » Et ne les brusque pas, mais adresse-leur des paroles respectueuses. Et par miséricorde, abaisse pour eux l’aile de l’humilité, et dis: « Ô mon Seigneur, fais-leur, à tous deux, miséricorde puisqu’ils m’ont élevé lorsque j’étais tout petit » »(2).

Depuis la reprise de Mayotte en administration directe par la métropole, l’île a connu un rapide développement économique et une forte croissance démographique qui se sont traduits par des bouleversements sociaux importants, tels que l’élévation du niveau de vie et l’amélioration de la protection sanitaire. Cette dernière a provoqué une baisse de la mortalité. Moins d’enfants meurent en bas âge et d’avantage vont parvenir jusqu’à la vieillesse. En effet jusqu’en 1976, la mortalité à Mayotte était d’un enfant sur trois ou quatre qui avant l’âge de dix mois, on dénombrait de nombreux décès de mères en couches et une espérance de vie probablement inférieure de 15 ans à ce qu’elle est devenue moins de 50 ans plus tard. Actuellement, ce taux de mortalité infantile est de 9 en 2021 versus 13,5 en 2011 et les plus de 60 ans représentent 5% de la population. Et on compte 597 séniors qui atteignent un grand âge, c’est-à-dire qui ont au moins 85 ans.

Paradoxalement, le vieillissement est perçu en occident et particulièrement en France métropolitaine, plus comme un problème que comme un signe patent de développement. L’idée selon laquelle les personnes âgées posent problèmes part du principe que ces seniors ne peuvent pas apporter de contributions quelconques à la société dans laquelle elles vivent. Face à ces difficultés, et au lieu de viser à intégrer les personnes âgées, plutôt qu’à les isoler, à accroître leur participation au développement et à réduire leur dépendance, on a tendance à faire intervenir des considérations plus humanitaires que pratiques.

Ainsi, la personne âgée est plus ou moins exilée dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Alors que chez les Mahorais, les seniors qui étaient auparavant valorisés et respectés, parce qu’ils avaient de la connaissance et de l’expérience, sont désormais priés par leurs enfants ou leurs familles de rester dans les foyers familiaux. La vieillesse est inscrite ici comme une étape pour se rapprocher de Dieu. En tout cas, elle est cette période où on ne fait qu’attendre la mort. Dans la conception islamique, celle-ci repose sur le fait que l’existence terrestre n’est qu’une étape vers la vie éternelle, étape qui s’achèvera dans la mort. Cette dernière n’est pas considérée comme anéantissement de la vie, mais comme passage d’une vie vers une autre

Mouhoutar Salim : « L’avis des personnes âgées pesait lourd dans le processus de décision »

Les personnes âgées dans la société traditionnelle mahoraise

Auparavant, la prise en charge des personnes âgées était une responsabilité inhérente à la famille traditionnelle mahoraise (udjama), vivant dans le même enclos familial (mraba). Les personnes âgées faisaient partie intégrante de cette cellule familiale. L’expérience qu’elles avaient acquise tout au long de leur vie et leur enracinement dans la religion, la tradition et la culture, les amenaient à occuper des rôles importants dans le village (Imam, fundi, chef du village) et dans les cérémonies qui avaient lieu à l’occasion des mariages, des circoncisions et de gestion funéraire. Et leurs avis pesaient lourd dans le processus de décision.

Par ailleurs, dans cette société, fortement hiérarchisée, l’inégalité sociale était regardée comme une donnée permanente de régulation sociale et peu contestée. En effet, la subordination de chaque Mahorais musulman à l’être divin constitue l’axe principal de cette vision du monde social et elle irrigue la conception qu’ont les individus de leurs relations humaines et notamment vers les personnes âgées. Vis-à-vis des aînés et notamment des seniors, le Mahorais ne peut être que dans une situation de respect, de gratitude, d’obéissance et d’acquiescement à toutes les manifestations de leur volonté. Et la notion de (radhi) (bénédiction) était au cœur de la dynamique de cette relation. L’individu qui était privé de la bénédiction de ses aînés, notamment des personnes âgées et de ses parents et de son fundi était en quelque sorte infirme. Il lui manquait un élément essentiel sur lequel il ne pouvait pas vivre et nul ne s’étonnera de ses déboires sociaux – financiers, ou conjugaux voire professionnels qui seront tous expliqués par la disparition de l’indispensable protection.

Des personnes âgées dans la société mahoraise en mutation

Réserver des moments pour les mettre en valeur comme ici la DEAL en 2015 pour ses koko et bakoko

Les valeurs et les formes de vie nouvelles qui apparaissent dans le sillage du développement peuvent malheureusement provoquer une dévalorisation des gens de 60 ans et plus. Peu contestables en elles-mêmes, ces valeurs importées, sont plus plaquées sur la société mahoraise qu’intériorisées par elle. Elles se dévoient à l’usage au matérialisme, à l’individualisme, au consumérisme donné en modèle de comportement, à l’idéologie de la croissance productiviste considérée comme un objectif en soi. L’application de la loi écrite dans une société à tradition orale, notamment sur des personnes âgées essentiellement touchées par l’illettrisme (44%) et par l’analphabétisme (20%), a rendu l’information écrite en français difficilement accessible par ces seniors. Bien que les nouvelles technologies de communication soient de plus en plus présentes sur le territoire de Mayotte, elles ne permettent que le contact indirect. Elles ne favorisent pas toujours les relations et le lien.

On peut tout penser, mettre de la vidéo surveillance dans les maisons des personnes âgées, des bracelets électroniques pour les personnes atteintes d’Alzheimer, vieillir et même vivre dignement, suppose d’avoir une relation avec autrui et non pas une sorte d’approvisionnement relationnel avec la machine. Ces nouvelles valeurs qui apparaissent, provoquent une dévalorisation des seniors. Ces derniers font souvent les frais de cet essor par suite d’une instruction insuffisante qui leur ferme l’accès à ces nouvelles technologies, à la dématérialisation et la complexité des démarches administratives. Cette redoutable évolution a produit de nombreux changement, d’une part, dans la physionomie de la structure familiale qui tend à devenir de plus en plus nucléaire.
D’autre part, dans la prise en compte des questions du vieillissement qui ne semble pas être une priorité pour des nombreuses familles et pour les autorités publiques. L’isolement des anciens s’installe petit à petit et leur soutien traditionnel par les siens s’érode également à mesure que l’urbanisation progresse. Ainsi, les valeurs qui maintenaient des individus de tous âges dans des liens familiaux très étroits ont été déstabilisées. Cette situation a transformé ces seniors mahorais, qui jusque-là se sentaient utiles, respectées et autonomes en boulet à trainer par les familles ou par les collectivités et l’Etat.

Comment le plus jeune département de France, dont la majorité de la population est jeune, peut-il continuer à prendre bien soin de ses personnes âgées ?

Le vieillissement suscite tant de problèmes que la longévité risque d’apparaître plus comme une charge que comme une bénédiction. Les besoins des personnes âgées influent sur tous les aspects de l’organisation sociale. Le soutien dont elles ont besoin pose un problème à la fois économique, social, environnemental et moral, qui pour recevoir une solution intégrée, exige une volonté politique. En effet, la réticence des familles nucléaires à s’occuper des personnes âgées se présente comme autant de défis lancés à la nouvelle société mahoraise. La formule traditionnelle consistant à prendre en charge les seniors dans le cadre familial est mise à rude épreuve. Dans ce contexte, le pouvoir public doit être conscient de cette situation et doit s’employer à formuler des politiques en faveur du bien être des personnes âgées. Une sage politique pourrait, par exemple, garantir un pouvoir d’achat aux personnes âgées retraitées grâce à une indexation des retraites sur le coût de la vie, investir le champ de la prévention sur la perte d’autonomie et sur la qualité environnementale et lutter contre les rigueurs du climat.

La transmission, une étape qui valorise une société (Photo D.R.)

Les personnes âgées veulent vivre longtemps et participer à la vie du village.

C’est donc sur ce fond d’évolution des valeurs qu’il faut envisager la vie de nos personnes âgées à Mayotte. Et c’est parce que cette situation change rapidement qu’il est impérieux de réfléchir sur les conditions de vie de nos seniors. Si l’on ne change pas de cap, on risque de se trouver aux prises avec des populations qui deviennent plus passives et plus désenchantées alors que s’exacerbe la tension entre les générations. Si l’on veut vivre, longtemps, il faut de toute évidence pouvoir consommer les denrées voulues en quantité suffisante. Toutefois, la prospérité économique ne se traduit pas forcément par une meilleure nutrition comme le montre le développement des maladies de civilisation à Mayotte. En 2018-2019, la prévalence du diabète à Mayotte était estimée à plus de 12% chez les personnes âgées de 18 à 69 ans et la prévalence de l’Hyper Tension Artérielle (HTA) a été estimée à 38,4% dans la population de Mayotte âgée de 18 à 69 ans (voir enquête Unono wa maoré). On peut également rappeler l’insuffisance rénale et les cancers. Cependant, les personnes ont besoin de bonnes conditions d’hygiène et des soins de qualité, qui vont certainement contribuer à améliorer la survie à tous les âges.

En revanche, la solitude et l’isolement sont autant de menaces pour la santé. Ce sont les structures familiales et l’organisation de la société dans l’espace qui régissent les possibilités d’intégration sociale des différents groupes d’âge y compris les seniors. Aussi, ne faut-il pas consentir un effort plus grand pour revenir sur les conditions d’une véritable participation des personnes âgées en tant qu’actrices dans les espaces publiques et privées (les mosquées) et les lieux de démocraties sanitaires et non pas seulement à titre de bénéficiaires oubliés et, en reconnaissant que les personnes âgées peuvent fournir une masse de connaissances, d’expérience et de compétences à l’effort commun ? Dans le cadre des formations des enseignants au CUFR, on pourrait encourager davantage les maîtres à s’intéresser aux pratiques sociétales et culturelles traditionnelles. Ce qui les amènerait à allers vers les personnes âgées qui sont dépositaires de la mémoire. Je crois que l’impression d’être et de se sentir actif et utile comme c’est été le cas par le passé, que ce soit bénévolement ou contre rémunération exerce des vertus curatives.
Aucun traitement médical ou autre ne pourra soigner les méfaits de l’inaction chez les personnes âgées. Naturellement ces gens doivent apprendre à conserver et développer leurs possibilités dans la religion, la culture (transmission des récits anciens, mémoire des pratiques sociales et légendes), l’artisanat (bijouterie, confection des nattes et paniers), la médecine traditionnelle et à les mettre au service de la société. Celle-ci doit réapprendre à solliciter la participation des personnes âgées actives.

La fin de vie, quel accompagnement pour les personnes âgées

Les principes religieux jouent un grand rôle

La mort est un phénomène naturel et en cela elle n’a rien d’injuste puisque nous sommes tous concernés. Cependant, nous vivons dans une société où l’on évite le sujet tabou de la mort, et où l’on valorise la beauté, la jeunesse et la rentabilité. Notre crainte et surtout celle de la personne âgée est de mourir dans la solitude. Ce sentiment d’insécurité autour de la mort habite surtout la personne âgée mahoraise, de confession musulmane à son entrée à l’hôpital. L’appréhension de ce dernier par cette catégorie de personnes, en raison de leurs pratiques religieuses perturbées, est de plus en plus aigüe lorsqu’il s’agit de mourir à l’hôpital, craignant ne pouvoir être soutenue. En effet, qu’il ait oui ou non une pratique religieuse, à l’heure où survient la mort, tout mourant exprime le besoin de donner un sens à sa vie jusqu’ à sa fin. Il éprouve ainsi des besoins d’être accompagné et écouté.

Même si dans la vie quotidienne, on a l’habitude de côtoyer ces personnes, les principes religieux qui imprègnent toute leur vie civile sont très complexes et empreints d’un grand nombre de rituels d’accompagnement à la fin de vie. Il s’agit de la présence, de l’écoute, du besoin d’hygiène et de confort et surtout du besoin spirituel. Ce dernier est le besoin clé, capital. Celui qui va déterminer l’attitude du mourant face à sa propre mort. Toute la croyance religieuse inculquée dès la naissance à la mort et toute la foi ressentie tout au long de sa vie va l’aider en ce moment-là. Les mahorais souhaiteraient mourir à domicile, entourés de leur famille, et envisager leur union avec Dieu dans ces derniers instants de la vie terrestre. Ils veulent tous être aidés à accomplir les deux actes fondamentaux de la piété qui symbolisent l’adhésion totale à l’Islam, à savoir la prononciation de la profession de foi, (shahada) et l’orientation en direction de la Mecque (qibla). En ce moment précis, la fin de vie doit être vécue avec le moins de heurts possibles, et refléter la spiritualité du défunt et des proches.

Salim MOUHOUTAR
Auteur-Conférencier

(1) https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-enjeux-territoriaux/mayotte-le-departement-le-plus-pauvre-et-le-plus-jeune-de-france-1985920
(2) Coran 17 : 23-24

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