A plusieurs reprises nous avons dénoncé dans ces colonnes le passage précoce au statut de Région ultrapériphérique de l’Europe* (RUP) pour notre territoire qui devait déjà s’approprier le statut institutionnel de département et se développer. Dans un monde idéal, en 2011, l’Etat aurait investi massivement à Mayotte devenu département comme il l’a fait en 1946 pour les 4 autres DOM, de manière à le structurer et à lui conférer une colonne vertébrale solide avant de devenir RUP, et de pouvoir en consommer les fonds. En Rupéisant immédiatement, ce sont des filières encore embryonnaires, industrielle, agricole, de pêche, etc. à qui on demandait de développer de l’ingénierie dans leur secteur alors qu’elles en étaient dépourvues.
Résultat, en 2021, quand la commission européenne conditionne l’autorisation du renouvellement de la flotte de pêche des RUP à la production de données chiffrées des prises annuelles pour s’assurer que la ressource n’est pas menacée, le territoire se retrouve dépourvu, et risque de voir passer le train de barques sans le prendre. Une problématique commune revendiquaient quasiment l’ensemble des RUP, mais particulièrement poussée chez nous. C’était le sujet phare des discussions de ce mardi matin qui ouvrait le Conseil Consultatif des Régions Ultrapériphériques (CCRUP) qui, après les Açores en 2021, se tient cette année à Mayotte, jusqu’au 16 septembre.
Une organisation de la rencontre à la va-vite qui a incité à accélérer l’ouverture de l’hémicycle du conseil départemental, ouvrant alors les portes de sa nouvelle configuration aux intervenants. Quelques travaux sont à terminer avant l’inauguration, nous dit-on.
L’épouvantail de la pêche industrielle unanimement brandi
Le sujet de la pêche avait déjà dominé le débat de la 25ème conférence des présidences des RUP qui s’était tenue en 2020 à Mayotte.
Le constat était unanime ce mardi chez les représentants des RUP : s’il est facile pour la pêche industrielle de fournir des données sur sa production annuelle, pour les petits, dont la pêche artisanale, c’est plus compliqué. Même le représentant des réserves marines espagnoles, le disait à l’issue d’une présentation pourtant très aboutie des données : « S’il est possible de mettre à bord de thoniers des enregistreurs de données, sur la pêche artisanale, on a du mal ».
Pour Mayotte, Charif Abdallah, élu à la Chambre d’agriculture, tançait les thoniers senneurs, « qui massacrent nos zones de pêche », en déplorant que « pendant ce temps là, on nous demande des données sur ce qu’on pêche ». Si son voisin David Pavón, représentant de la fédération régionale des confréries des pêcheurs des Canaries, disait comprendre que l’Europe ne puisse légiférer sans être informée de la réalité de la ressource, il soulignait qu’il était compliqué néanmoins de « retransmettre les réalités de nos pêcheries, qui pourtant, sont bien plus durables qu’ailleurs ».
Même longueur d’ondes pour Gualberto Rita, Fédération de pêche des Açores, « nous soutenons la logique de collecte des données pour maintenir un équilibre de la ressource, mais on nous demande à nous pêcheurs artisanaux des critères de plus en plus stricts, en décalage avec ce qui est exigé des pêcheurs industriels. »
Il semble que même La Réunion peine à renouveler ses embarcations, « elles ont toutes 25 ans de moyenne d’âge », se lamentait son représentant des pêches. Une course à l’échalote pour défendre son pré carré, qui révèle les inégalités entre RUP, puisque à dans l’autre département français de l’océan Indien, sur 142 navires, 42 sont des gros.
« Nous sommes à Mayotte en vacances ?! »
Avec Mayotte, c’est la Guyane qui peine à tirer son épingle au petit jeu des données halieutiques, et c’est un cri d’alarme que lançait Léonard Raghnauth, Comité régional des pêche de Guyane : « Nous sommes ici à Mayotte en vacances ou quoi ?! Je demande un changement de la politique européenne dès aujourd’hui. Mais il n’y a aucun représentant de la Commission ici. Les autres RUP, vous n’avez des problématiques qui n’ont rien à voir avec les nôtres. Nous avons 2.500 emplois liés à la pêche à préserver, qui sont concurrencés par la pêche illégale et le gouvernement nous répond qu’on va devoir faire avec. Et on nous demande des données ! »
L’occasion pour Bibi Chanfi, vice-présidente du Conseil départemental de Mayotte chargée du Développement économique et de la Coopération décentralisée, de rebondir : « Comment pourrions-nous produire des données sur ce qui est pêché alors que nous n’avons pas de halle à marée, pas de ponton de débarquement ? Nous ne pouvons donc pas renouveler notre flotte, alors que notre pêche est menacée, notamment par les thoniers senneurs ». Une flotte précaire et aléatoirement évaluée, à 300 bateaux enregistrées selon le conseil départemental, mais de moitié pour les Affaires maritimes, car tous n’ont pas satisfaits aux couteuses normes de sécurité. Deux pontons de débarquement seulement ont vu le jour sur les 7 promis il y a 5 ans par les Affaires maritimes, l’un à Kani Keli, l’autre à Hamouro, un 3ème est en cours en Petite Terre. Sans cela, sans criée, sans plateforme centralisatrice, difficile d’évaluer le volume de pêche quotidienne.
Un biais pourrait exister, selon le comité national des pêches maritimes, « la commission européenne s’est montrée inflexible, mais les régimes de renouvellement de flotte peuvent être validés sans fournir les données immédiatement ». Ce que nuance Aurélie Darpeix, Direction des pêches maritimes et de l’aquaculture de la France, que nous avons interpellée à l’issue de la séance : « La base juridique d’autorisation des aides au renouvellement de la flotte de pêche est en effet validée, mais reste conditionnée à l’équilibre de la ressource. Pour Mayotte, il faut donc absolument avancer sur la collecte des données et la formalisation de ce secteur. Nous, notre rôle, c’est de demander à la Commission européenne davantage de temps. Cela fait deux ans qu’on sollicite une dérogation pour les territoires qui ne peuvent fournir de données, en expliquant que c’est précisément ceux où la ressource reste équilibrée. Il faut rassurer la commission en s’engageant à les fournir. »
Une donnée non administrative pourrait servir de médiatrice, « on oublie les sciences humaines, hélait le représentant d’une association de pêcheurs portugaise, quelles sont les conditions de vie de nos communautés locales ? Comment le secteur de la pêche les fait vivre ? Ça se serait un bon indicateur de niveau de pêche. Il faut plus d’humanité dans les politiques publiques, mais pour ça, il faut que la commission européenne se rapproche des spécificités locales ».
Anne Perzo-Lafond
* Les 9 RUP : Açores et Madère (Portugal), Canaries (Espagne), La Réunion, Mayotte, Guadeloupe, Martinique, Guyane, Saint-Martin (France)