En visio depuis Paris, le Parquet National Financier jugeait deux premiers chefs d’entreprise, des cas suffisamment peu graves qui se sont vus proposer une Comparution sur Reconnaissance préalable de Culpabilité (CRPC). Ce dispositif également appelé le « plaider-coupable » permet de juger des affaires simples, dont l’auteur reconnait avoir commis les faits.
Ils étaient deux dans une salle d’audience étonnamment vide, puisque face à l’écran où se succédaient les représentants du siège et du parquet. Deux chefs d’entreprises qui pourraient presque passer pour des « victimes » d’un système organisé, détaillé lors de l’audience.
Tout commence par un signalement adressé par le parquet de Mamoudzou et par la Chambre régionale des Comptes sur la gestion du syndicat des Eaux, alors le Syndicat intercommunal d’eau et d’assainissement de Mayotte, le Sieam, devenu ensuite SMEAM (Syndicat Mixte d’Eau et d’Assainissement de Mayotte), puis, Les Eaux de Mayotte (LEMA), sur la période 2014-2018 de la présidence de Moussa Mohamadi Bavi. « Ils mettent en évidence un manque de respect des règles de la commande publique, notamment un fractionnement des marchés, communément appelé saucissonnage. Au-delà du seuil de 90.000 euros hors-taxe, il y avait obligation de publicité et de passation de marché public », résume le président d’audience, or, les marchés passés n’excèdent jamais ce montant. Au regard du contexte de tours d’eau, le Parquet national Financier est saisi.
Mi-novembre 2021, comme nous le rapportions, des perquisitions, des saisies de documents, des gardes à vue permettent de confirmer les dérives décrites par la CRC, « et de nouveaux faits sont détectés lors des investigations ». Et de citer divers travaux qui ont donné lieu à des détournements : les pistes d’accès, les clôtures de réservoirs, l’élagage, l’extension de réseau usé, la formation des salariés… Le montant saisi de 221.000 euros est faible « au regard de l’ampleur du détournement ».
Le restaurant comme salle de marchés
Au total, 31 personnes, 17 physiques et 14 morales, sont mises en causes pour divers chefs d’accusation allant du favoritisme à la corruption en passant par le délit de pantouflage ou le détournement de fonds publics. Seuls deux d’entre eux, ainsi que leur société, ont bénéficié du jugement en CRPC de ce jour, « parce qu’ils ne sont que receleurs », c’est-à-dire en clair, ils n’ont fait que répondre aux marchés saucissonnés par la direction du Sieam.
La société Cité communication, gérée par Christophe Lemoosy, a fourni des écrans publicitaires installés dans les stations d’épurations, pour une valeur totale de 455.000 euros. « Vous avez reconnu avoir proposé cette prestation lors d’un repas au restaurant avec le directeur Moussa Mohamadi qui s’est soldé par la signature d’un bon de commande. » Une façon de passer un marché qui a retenu l’attention du tribunal, convaincu que « cela met en évidence les fraudes systémiques commises par le syndicat LEMA dont les instigateurs seront jugés ultérieurement »
Le fait qu’il n’y ait pas eu dans cette vente d’écrans, de détournements de fonds publics, ni de corruption, « et la prestation a bien été réalisée, ce qui n’est pas toujours le cas », que le chef d’entreprise ait un casier judiciaire vierge, et qu’il ait refusé le même type de marché ultérieurement… « en provenance de la mairie de Chirongui en 2021 », a plaidé pour son jugement en CRPC.
LEMA se présente comme victime
Il acceptait donc sa peine prononcée par le procureur, de 6 mois de prison avec sursis, d’amende de 4.000 euros, de deux ans de privation de droit civique, « vous ne pourrez pas voter aux législatives à venir ! », d’exclusion de deux ans de marchés publics avec sursis, avec même peine pour sa société, sauf une amende plus lourde, « 31.000 euros ».
Épique, la société LEMA, les Eaux de Mayotte, se porte partie civile, ce qui incitait l’avocat du prévenu, Me Guillaume Bourin, à s’interroger sur la possibilité d’être à la fois auteur des faits et se présenter comme victime. On comprendra plus tard une sorte de logique : d’une part la nouvelle équipe élue en 2020 a voulu laver plus blanc en affichant l’arrêt de telles pratiques, et le saucissonnage des marchés par le gérant Bavi a imposé l’octroi de marchés à plusieurs prestataires plutôt qu’à un seul, engendrant un surcoût de 80.000 euros pour le syndicat. Un raisonnement limite malgré tout.
L’avocat demandait également l’allègement de la condamnation de son client aux intérêts civils envers LEMA, d’un euro symbolique et de 3.000 euros pour frais de justice, « vous allez condamner les 30 prévenus, à ce compte-là, c’est 90.000 euros que va encaisser LEMA alors qu’il n’y a qu’une seule affaire. »
Un mode opératoire imposé aux entreprises
Le second à passer à la barre Souffou Hamada, est également accusé de recel, avec deux bémols : il n’a pas reconnu immédiatement les faits, et il a déjà été condamné dans le passé à 18 mois de prison pour escroquerie, mais postérieurement aux faits.
Malgré tout, il s’agit du même mode opératoire : des travaux confiés à la société Sud BTP « en violation des règles de la commande publique », puisque la piste d’accès à Dapani, celle au réservoir de Sohoa et la clôture du réservoir de Sada atteignent 580.150 euros, en dépassant chacun les 90.000 euros de seuil fatidique.
Le chef d’entreprise reconnait les faits de recel de délit de favoritisme pour lui et sa société, « et vous avez suivi une formation sur les marchés publics et les respects des règles y afférant ».
Si nous avons parlé de chefs d’entreprises potentiellement « victimes » d’un système instauré au Sieam, c’est que l’avocat de Souffou Hamada évoquait « sa fébrilité dans la conduite de ses affaires » : « Il avait répondu à un marché du syndicat, mais son devis avait été refusé car trop cher, on peut dire qu’il a été confronté à la ‘technicité’ des marchés publics sur le syndicat ». On comprend ce que cache le terme « technicité ». Et concluait, « son domaine, ce n’est pas le pantouflage, mais plutôt les chaussures de sécurité ! »
Son client acceptait la peine de 8 mois de prison avec sursis, « peine plus élevée en raison du casier judiciaire », 32.000 euros d’amende, deux ans privation de droits civiques, et exclusion de trois ans des marchés publics avec sursis.
Quant à l’affichage des peines, le président d’audience estimait que le rapport d’audience des deux médias présents dans la salle, suffirait !
En conclusion, il se livrait à une charge virulente contre les malversations qui touchent un domaine où le territoire est en souffrance, « j’essaie de me mettre 30 secondes à la place des habitants de Mayotte qui attendent plusieurs heures d’avoir de l’eau, ce qui parait invraisemblable à Paris, il fallait que le Parquet National financier donne un signal fort sur une situation qui dépasse lea population. » Ce qui laisse augurer un procès retentissant.
Anne Perzo-Lafond