Pouvez-vous nous rappeler quelle est la situation exacte en termes d’effectifs de dentistes sur l’île ?
Thierry Arulnayagam : En libéral, nous ne sommes plus que 9 dentistes sur l’île pour 7 cabinets et ceux-ci ne sont pas répartis équitablement sur tout le territoire. En Petite-Terre, nous sommes deux : Moi-même et mon confrère de Labattoir, qui a 62 ans et approche donc de l’âge de la retraite. A Mamoudzou, le docteur Poisson est tout seul et ne va sans doute pas tarder à arrêter son activité au vu de son âge. Il n’y pas de dentiste dans le sud ni dans le nord de l’île. Dans le centre, ça va, grâce à la Maison de Santé de Ouangani. Au CHM, ils ne traitent que les grosses urgences, principalement des patients avec comorbidités qui ne peuvent pas être soignés ailleurs. Sinon, ils renvoient les gens vers le libéral. Mais nous sommes trop peu nombreux pour pouvoir soigner tout le monde. Les gens ne le comprennent pas et s’agacent contre nous, nous soupçonnant « de ne pas vouloir travailler » alors que tous les cabinets de l’île sont complètement saturés. Il faudrait au moins 150 dentistes de plus pour revenir à une situation « correcte ». En métropole, la norme est de 75 dentistes pour 100 000 habitants, 55 à La Réunion. Ici, nous sommes à 2,8 dentistes pour 100 000 habitants.
Qu’est-ce qui empêche selon vous l’installation de nouveaux dentistes à Mayotte ?
Thierry Arulnayagam : Il y a l’insécurité, bien sûr, mais ce n’est pas la seule raison. Au niveau de la sécurité sociale, il n’y a pas la télétransmission. Les gens doivent avancer systématiquement les frais, ce qui empêche beaucoup de personnes en situation de précarité d’accéder aux soins. Ceux qui peuvent vont se faire soigner en métropole ou à La Réunion, les autres font traîner au maximum jusqu’à ce qu’ils n’aient plus d’autre choix que de venir. Résultat, j’ai vu des pathologies ici qu’on ne trouve qu’au sein de la population SDF en métropole, des pathologies mortelles. La santé bucco-dentaire est fondamentale car la bouche est la porte d’entrée de beaucoup de maladies. Par ailleurs, il n’y pas de fournisseur de matériel dentaire sur place, on doit tout importer, ce qui coûte très cher. Enfin, l’île souffre d’un gros manque de compétences : nous n’avons pas d’assistants-dentaire qualifiés ni de prothésistes par exemple.
Pourquoi le tiers-payant est-il impossible dans les cabinets dentaires alors qu’il existe pourtant dans ceux d’autres professionnels de santé de l’île ?
Thierry Arulnayagam : La CSSM nous dit que c’est dû à un problème informatique. Les professionnels qui en bénéficient n’ont pas autant de codifications que les dentistes. Les soins dentaires sont un peu plus chers à Mayotte qu’en métropole et la sécurité sociale nous affirme que cela bloque le système. Pourtant, à La Réunion, ces mêmes soins sont également plus chers et il n’y a pas ce genre de problème. Cette année, la CSSM devait avoir mis cette télétransmission en place, mais, en réalité, nous avions toujours beaucoup de rejets. Or les chirurgiens-dentistes ont des cabinets munis de gros plateaux techniques, ils ne peuvent donc pas se permettre d’avoir des rejets de la part de la sécurité sociale. C’est pour cela qu’on préfère donner des feuilles de soin, pour être sûrs d’être payés. Certains dentistes sont partis de Mayotte car ils avaient « trop d’argent dehors »
Que fait l’ARS pour favoriser l’installation de nouveaux dentistes à Mayotte ?
Il y a une aide à l’installation de 80 000 euros financée par l’ARS et la sécurité sociale, mais il y a tellement de problèmes administratifs que, concrètement, cette aide est très difficile à obtenir. Par exemple actuellement, un dentiste vient d’arriver pour s’installer dans la nouvelle maison de santé de Ouangani. Il est sur le territoire depuis février et n’a toujours pas réussi à créer son numéro de Siret. Il ne peut donc pas travailler. J’ai écrit un mail pour alerter l’ARS, mais comme nous ne sommes que 9 dentistes, nous n’avons aucun poids par rapport aux kinésithérapeutes ou aux infirmiers par exemple. En outre, la CSSM n’applique pas la totalité de la convention nationale. Elle n’applique que ce qu’elle veut appliquer, sans respecter la loi française. Par exemple, les soins de prévention prévus en métropole appelés « aime tes dents » ne sont pas mis en place. Et pourtant, la CSSM est une caisse de sécurité sociale indépendante, qui n’est pas déficitaire. Cela fait 10 ans que je me bats pour que les lois concernant les soins bucco-dentaires soient respectées. En 2017, j’ai envoyé un courrier en recommandé à la Caisse de sécurité sociale nationale pour l’alerter de la situation à Mayotte, mais elle ne m’a jamais répondu. La même année, certains dentistes se sont regroupés pour porter plainte contre cette absence de télétransmission.
Songez-vous vous-même à quitter le territoire ?
Franchement, si je pouvais partir, je partirais, mais j’ai investi 250 000 euros pour créer ce cabinet dentaire en 2015 et je n’ai pas terminé de tout rembourser. J’ai fait l’erreur de vouloir monter un cabinet « comme en métropole », je possède le plus gros plateau technique de l’île, mais finalement ce n’est pas assez rentable pour moi. Je me suis installé ici pour des raisons d’ordre personnelles, mais à titre professionnel, il n’y a aucun intérêt à s’installer en tant que dentiste à Mayotte à l’heure actuelle.
Propos recueillis par Nora Godeau