Avec le titre « Soigner, séparer, précariser », on comprend de suite que c’est un rapport sombre sur les évacuations sanitaires (Evasan) des malades en situation irrégulière que livrait la Cimade il y a quelques semaines. Stigmatisation, non-respect des clauses du décret du 3 septembre 2004 sur leur protection sanitaire et sociale, appel d’air migratoire vers La Réunion, l’association de défense des migrants décrit le dispositif des Evasan de l’intérieur, tel que le vit une partie des malades, ceux qui vivent à Mayotte en situation irrégulière. Et à sa lecture, on a du mal à penser que c’est un départ pour le meilleur.
Rappelant que le dispositif a été mis en place dans l’océan Indien depuis le début des années 1990, et encadré par le décret du 3 septembre 2004, il livre le nombre de 1.452 Evasan depuis Mayotte en 2022, « dont 51% de personnes étrangères et environ un tiers d’enfants ».
Des évacuations sanitaires majoritairement vers La Réunion, peu vers la métropole, qui ont augmenté de 200% en dix ans. Cette augmentation n’est pas vraiment commentée dans le rapport. On peut y voir comme c’est mentionné à plusieurs reprises, le sous-dimensionnement du système de santé mahorais, et donc, son aggravation. Mais aussi, une pression migratoire en augmentation constante depuis les Comores, doublée d’un creusement d’un déficit de soin dans leurs hôpitaux. Trois raisons de penser qu’on ne peut craindre qu’un recours croissant aux Evasan.
Or, elles semblent provoquer des frustrations de la part de tous les bénéficiaires. Le rapport porte sur les 51% d’étrangers en situation irrégulière qui y ont recours, mais à Mayotte, les malades assurés sociaux eux aussi se plaignent d’un système qu’ils accusent de les exclure. Ils reprochent de se voir opposer un refus lorsqu’ils demandent à être évasanés pour des soins à La Réunion. Parfois, il peut être demandé comme un dû, alors que le processus est très encadré, comme nous l’avions détaillé dans un article précédent, « Les Evasan comment ça marche, combien ça coute ? » Le médecin du CHM contacte le service concerné par la pathologie du patient au CHU de la Réunion, dont les médecins doivent donner l’accord pour recevoir le patient et l’opérer. Il faut alors organiser son transport, ce que va faire le service des Evasan du CHM en collaboration avec le service des prestations maladie de la Caisse de Sécurité Sociale de Mayotte. Qui prend tout en charge lorsque le patient est affilié, alors que dans le cas de malades étrangers, c’est l’Aide Médicale d’Etat de La Réunion (elle n’existe pas à Mayotte) qui prend en charge. Le critère retenu est l’urgence et l’impossibilité de dispenser le soin au CHM.
97% des Evasanés repartent à Mayotte
Du côté des Réunionnais, ces Evasans sont vues comme une participation à l’engorgement de « leur » CHU, et un appel d’air, « Il est fréquemment entendu à La Réunion que l’Evasan serait une procédure recherchée par les personnes étrangères installées à Mayotte, qui y verraient une opportunité de migrer durablement vers La Réunion ou même l’Hexagone ». Une crainte infondée selon la Cimade au regard des témoignages des professionnels entendus, qui expliquent que pour ces patients, ce départ est vu « au contraire comme une difficulté majeure, certaines personnes étant même prêtes à renoncer aux soins pour l’éviter. »
Des témoignages de patients sélectionnés par la Cimade vont dans ce sens. C’est Djamal, qui explique qu’un infirmier du CHM ait fait preuve « d’un comportement xénophobe et homophobe à son égard, en lui tenant des propos dégradants tels que ‘vous les Comoriens, à chaque fois que vous venez à Mayotte vous venez avec des problèmes’, et en ne lui transmettant que des informations parcellaires », c’est Faouzia qui a eu « beaucoup de difficultés à comprendre son état de santé, du fait d’un déficit de communication » avec les soignants, c’est encore Bacar qui raconte la crainte d’être renvoyé aux Comores en cas de retour à Mayotte, et la peur de ne pas pouvoir poursuivre les soins ophtalmologiques requis en dehors de La Réunion : « Après le docteur m’a dit qu’il fallait rentrer à Mayotte malgré mon œil gonflé et fermé. Mais j’étais toujours en douleur. Donc j’ai refusé d’y aller. » Se pose aussi la question de la présence des deux parents pour les enfants concernés (30% des Evasan), quand le décret prévoit qu’un seul peut l’accompagner.
La crainte d’une installation ensuite à La Réunion n’est pas fondée selon la Cimade qui livre des chiffres : « Rappelons que si les Evasan ont augmenté au cours des dix dernières années, elles ne concernent qu’environ 1500 personnes par an, dont approximativement la moitié de nationalité étrangère, en situation régulière ou irrégulière, soit environ 750 personnes (…) près de 97 % des personnes repartent à Mayotte où se trouvent bien souvent leur famille et leurs attaches. Ce sont seulement entre 30 et 40 personnes – françaises ou étrangères, mineures ou majeures – qui souhaitent chaque année, pour des raisons médicales ou privées, rester à La Réunion ».
L’Evasan reste une chance
Les griefs des non assurés sociaux s’étalent sur les prés de 60 pages du rapport. Incitant la Cimade à faire de nombreuses recommandations et la 1ère mettra beaucoup de monde d’accord, « Cesser de restreindre la validité des titres de séjour délivrés à Mayotte à ce seul département », ce qui permettra aux familles de suivre le malade Evasané. Sont également demandés, la suppression des restrictions d’accès à la nationalité française en vigueur à Mayotte pour les jeunes nés sur le territoire (amendements Thani), d’assurer la primauté des logiques de soin sur le contrôle migratoire, de mettre fin aux entraves à l’accès aux droits pour les personnes qui demeurent à La Réunion à l’issue d’une Evasan, et cesser leur stigmatisation, d’assurer la continuité de l’accès aux soins et aux droits lors du retour à Mayotte en fin d’Evasan.
Pourtant, l’Evasan doit bien être vue comme une chance, bien que cela ne soit pas souligné dans le rapport. Il s’agit malgré tout de la mise à disposition de moyens logistiques importants, financé comme un service public par la contribution nationale de tous les citoyens imposables, pour secourir des malades qui ne peuvent pas l’être sur leur lieu de résidence. Surtout avec la pérennisation il y a trois ans de moyens aériens propres, avion sanitaire et héli-SMUR. Pourtant, on ne peut que constater le peu de popularité des Evasan. Il s’agit donc de mieux communiquer sur leur fonctionnement, ce que demande également la Cimade qui préconise de délivrer aux patients une information écrite et orale dans une langue comprise dès la préparation de la demande d’Evasan, en mettant à disposition des interprètes assermentés.
Mais on le sait bien, pour diminuer les tensions autour de ces 7 lettres devenus acronymes, il faut soulager le CHM de la pression dans laquelle il baigne, en le dotant à nouveau de moyens humains de qualité et en plateaux techniques, et permettre une amélioration de soins aux Comores. Et au bout de l’effet domino El-Maarouf – CHM – CHU, ce dernier qui a bénéficié de notables subventions pour encaisser le coup, doit pouvoir communiquer auprès de sa patientèle et de la population réunionnaise pour que les fantasmes cessent de dépasser la réalité.
Anne Perzo-Lafond