Nœud vital pour les Mahorais, le STM est-il en pleine mutation ?
Mohamed Hamissi : Le projet de mise en place d’un nouveau système de billettique sur les barges du Conseil départemental de Mayotte marque une étape déterminante dans la modernisation du Service de transport maritime (STM) du territoire. Véritable symbole d’identité et de fierté collective, ce service, créé en 1977, assure la liaison vitale entre Petite-Terre et Grande-Terre. Chaque jour, il transporte des milliers de passagers et de véhicules, tout en remplissant des missions indispensables, des évacuations sanitaires aux transport de marchandises en passant par ceux des déchets et de carburant. Le STM occupe ainsi une place centrale dans la vie quotidienne des Mahorais. C’est d’ailleurs le transport en commun maritime le plus fréquenté de France. Près d’un demi-siècle d’histoire l’a façonné. Autrefois traversé en pirogue, le lagon voit désormais passer des barges modernes, synonymes de confort et de sécurité.
Pour combien de temps encore ? Les besoins de mobilité évoluent-ils plus vite que le service ?
Mohamed Hamissi : A mesure que Mayotte se transforme, ses besoins en mobilité évoluent également, les modes de vie changent, les habitudes de déplacement se diversifient. Les heures de pointe, le matin, à la mi-journée et en fin d’après-midi, restent les temps forts du trafic et structurent toujours l’organisation du service. S’y ajoutent les flux liés aux trajets vers et depuis l’aéroport. Toutefois, la demande ne se limite plus à ces seuls créneaux : de plus en plus d’usagers demandent plus de fréquence en période creuse, reflet de nouvelles pratiques sociales et d’une attente croissante d’un service mieux adapté aux nouveaux besoins de déplacements entre Grande-Terre et Petite-Terre, et plus largement aux réalités du territoire.

Moderniser, oui, mais pour quelle intégration dans le futur réseau de transport en commun de l’île, avec notamment de nouvelles offres des intercommunalités ?
Mohamed Hamissi : La refonte du transport maritime vise à améliorer le fonctionnement du service, à mieux répondre aux attentes des usagers et à renforcer son efficacité globale. L’enjeu dépasse la seule dimension technique et technologique puisqu’il s’agit aussi de restructurer, rationaliser et moderniser le STM afin qu’il s’intègre pleinement aux futurs réseaux de transport collectif, terrestres comme maritimes, et participe ainsi à la construction d’un système de mobilité cohérent, moderne et performant à l’échelle du département.
Du coup, la nouvelle billettique n’est pas seulement un simple outil technique…
Mohamed Hamissi : Le projet de nouvelle billettique sur les barges du Conseil départemental de Mayotte s’inscrit dans la continuité des recommandations formulées par la Chambre régionale des comptes (CRC), qui préconisent notamment une meilleure optimisation des recettes du service. Mais pour le Conseil départemental, il s’agit d’aller plus loin et de faciliter les déplacements des usagers des transports en commun, en mettant en place une billetterie multimodale utilisable à la fois sur les bus et sur les barges. Cette initiative, porteuse de modernisation et de simplification, mérite d’être saluée. Elle s’inscrit dans une dynamique plus large d’amélioration du service public. Cependant, pour trouver toute sa pertinence à l’échelle du département, le projet devra s’intégrer dans une stratégie globale d’intermodalité, visant à simplifier l’accès à l’ensemble des transports publics sur le territoire de Mayotte.
Il faut expliquer que les systèmes billettiques remplissent des fonctions multiples selon les acteurs impliqués : pour l’usager, la pratique de l’intermodalité au quotidien est d’autant plus aisée qu’il existe une réelle coordination des différents modes de déplacement à la fois en termes de continuité spatiale, d’organisation horaire et de facilités d’usage que peuvent offrir les opérateurs de transport. Pour l’exploitant, le système billettique assure l’émission, la distribution et la consommation des titres de transport, mais contribue aussi à limiter la fraude grâce à des dispositifs de contrôle et de sécurisation. Il permet aussi de gérer techniquement les équipements, d’assurer leur maintenance et de fournir des données sur l’utilisation du réseau et le comportement des usagers. Pour l’autorité organisatrice qu’est le CD ici, le système billettique vise à améliorer la qualité du service rendu aux usagers tout en optimisant les coûts. Il permet d’adapter l’offre aux pratiques de mobilité et fournit des données d’usage essentielles pour orienter la politique de mobilité ainsi que pour faciliter la gestion des relations contractuelles avec les exploitants.
Expliquez-nous ce qu’est l’intermodalité et pourquoi elle est si essentielle à Mayotte
Mohamed Hamissi : Il existe plusieurs manières d’aborder l’intermodalité. La plupart du temps, elle est conçue de manière restrictive comme l’interconnexion des réseaux de transports publics et des services associés, tels que les systèmes d’information, la billettique, la tarification ou encore l’harmonisation des horaires. Cette approche ne voit les transports publics que comme un système fermé, éventuellement concurrent des autres formes de mobilité, notamment la voiture individuelle. Elle peut conduire au développement d’offres de transport public parallèles, voire concurrentes, sur une même liaison. C’est d’ailleurs ce qui semble se dessiner dans notre département.
Je privilégie ici une définition plus ouverte à l’ensemble des solutions de mobilité, qui n’oppose pas les modes ni les offres, qu’elles soient publiques ou privées, ni les autorités organisatrices, mais qui prend comme point de départ les besoins du voyageur.
En somme, les pratiques intermodales consistent à combiner plusieurs modes de transport au cours d’un même déplacement. Par exemple, à Mayotte, l’accès piéton à la barge après un trajet en taxi collectif relève de l’intermodalité. Il ne s’agit plus d’opposer un mode à un autre, mais bien de considérer l’ensemble des modes comme des possibilités complémentaires, offrant une réponse pertinente à l’usage de la voiture individuelle.
Il s’agit d’intégrer les différentes formes de mobilité en activant plusieurs leviers : interconnexion physique des réseaux, coordination des offres, billettique interopérable, tarification intermodale et information multimodale. L’intermodalité doit donc être orchestrée.
Pour cela, le voyageur doit être parfaitement informé des horaires, prix, etc., de la succession des transports qu’il va utiliser…

Mohamed Hamissi : Oui, l’information multimodale doit guider les voyageurs qui combinent plusieurs modes de transport au cours d’un même déplacement, avec des indications claires et pertinentes sur chaque mode de transport, tout en précisant les articulations possibles entre eux, telles que les correspondances, les horaires ou les tarifications combinées et intégrées. C’est aujourd’hui l’un des points faibles du service de transport maritime de notre département. Les voyageurs utilisant les barges déplorent régulièrement un manque de communication et d’information sur le service. Pour orienter efficacement le voyageur, l’information multimodale doit être claire et lisible, simple d’accès et délivrée au bon endroit et au bon moment, cohérente, pertinente et complète, en intégrant tous les modes de transport disponibles. Elle doit également être fiable et crédible, et se montrer proactive afin de prévenir les perturbations et proposer des itinéraires alternatifs lorsque cela s’avère nécessaire. À Mayotte, cela implique de concevoir des services d’information et de vente adaptés au contexte local, tout en veillant à leur complémentarité avec les nouveaux outils numériques, afin d’offrir aux usagers une expérience de transport intégrée et fluide.
Bientôt « Mob’976 » ?
Va-t-on vers un même titre pour tous les réseaux de Mayotte, une idée que vous aviez suggérée dans nos colonnes il y a plusieurs années ? Mais qui nécessite que les différents gestionnaires s’organisent sur les recettes.
Mohamed Hamissi : La gamme tarifaire d’un réseau de transport correspond à l’ensemble des tarifs proposés selon le profil de l’usager et la durée de validité des titres. En général, une gamme tarifaire classique comprend deux principaux types de titres. Les titres dits « commerciaux » sont accessibles à tous ou sous certaines conditions d’âge ou de statut, tandis que les titres dits « sociaux » sont réservés aux usagers répondant à des critères de revenus ou de composition familiale.
Et également en fonction de la fréquence d’utilisation. Les usagers occasionnels utilisent des titres à l’unité, des carnets ou des titres journée, tandis que les usagers réguliers privilégient des abonnements mensuels ou annuels. La tarification constitue l’un des leviers les plus puissants dont disposent les autorités organisatrices des transports/mobilité pour favoriser les déplacements intermodaux. Lorsque ces déplacements impliquent l’utilisation successive ou alternative de services relevant de plusieurs autorités organisatrices, des tarifications partenariales peuvent être mises en place. Ces dernières reposent sur une coopération entre les autorités et peuvent prendre différentes formes, la plus aboutie étant la tarification intégrée. En France, plusieurs autorités organisatrices ont déjà agi sur la tarification pour encourager l’intermodalité. Historiquement, cela s’est traduit par la possibilité, pour un usager, de voyager sur l’ensemble des lignes d’un même réseau avec un seul titre de transport. Par exemple, un unique ticket permet de réaliser un trajet combinant tramway et bus. Cependant, les besoins de déplacement dépassent souvent le périmètre d’un réseau unique. Pour y répondre, des tarifications intermodales dites « combinées » ont été mises en place. Elles permettent à un usager empruntant plusieurs réseaux de bénéficier d’une réduction tarifaire par rapport à l’achat séparé des différents titres nécessaires. La tarification combinée repose sur une logique d’origine-destination précise, tandis que la tarification intégrée s’applique à un territoire dans son ensemble, sans distinction des points de départ ou d’arrivée. Ainsi, la tarification intégrée permet à l’usager de disposer d’un titre unique pour se déplacer librement entre différents réseaux de transport collectif au sein d’un même territoire. Elle favorise la fluidité des trajets, simplifie l’expérience de déplacement et renforce la cohérence du système global de mobilité. Toutefois, sa mise en œuvre exige une volonté politique forte et une coordination étroite entre les autorités organisatrices concernées. Trois éléments permettent de qualifier une tarification intégrée : l’étendue géographique du territoire sur lequel elle s’applique, le nombre de réseaux auxquels elle donne accès et la richesse de la gamme tarifaire proposée.
À Mayotte, une tarification intégrée pourrait concerner l’ensemble des réseaux urbains des EPCI tout en incluant le réseau interurbain routier et maritime du Conseil départemental. À titre d’exemple, la tarification combinée pourrait reposer sur deux types de titres adaptés aux moins de 24 ans et aux plus de 24 ans, ciblant les utilisateurs réguliers des transports collectifs tels que les étudiants et les salariés. Ces titres pourraient être proposés sous forme d’abonnements annuels, mensuels ou hebdomadaires, permettant de voyager de manière illimitée en cars interurbains et en barge sur une origine-destination définie, tout en incluant un ou plusieurs réseaux urbains. Par exemple, un étudiant résidant en Petite-Terre et suivant ses cours à Dembéni, qui souhaite emprunter régulièrement le réseau interurbain (car et barge) et le réseau CARIBUS, pourrait bénéficier d’un abonnement lui permettant d’effectuer tous ses déplacements avec un seul titre au lieu de trois.
La tarification intégrée, quant à elle, pourrait couvrir l’ensemble du territoire de Mayotte sans se limiter à une origine ou une destination précise. A titre d’exemple, « Mob’976 », permettrait aux usagers d’utiliser tous les réseaux de transport public du département, qu’il s’agisse du transport maritime, des cars interurbains ou des réseaux urbains des EPCI, avec un seul titre pour l’ensemble de leurs déplacements. C’est ce modèle qui semble être visé par le Conseil départemental à terme, dans le cadre du projet de nouvelle billettique sur la barge.
En ce qui concerne la répartition des coûts et des recettes, la mise en place d’une nouvelle gamme tarifaire entraîne différents coûts liés à la création et à la conception des titres, à l’installation ou à l’adaptation des bornes de validation et des distributeurs, à la communication sur la nouvelle tarification ainsi qu’au suivi de son utilisation. Il convient de rappeler que la tarification intégrée vise principalement à encourager l’usage des transports collectifs plutôt qu’à augmenter les recettes. Les accords financiers entre autorités organisatrices reposent généralement sur le partage des recettes, en tenant compte des réseaux utilisés par les titulaires de titres intégrés, des déplacements réalisés sur un ou plusieurs réseaux et des tarifs appliqués sur chaque réseau.
Est-ce compliqué à mettre en place pour le Conseil départemental ?

Mohamed Hamissi : L’intermodalité ne s’instaure pas spontanément. Son développement à l’échelle du territoire constitue une mission essentielle du Conseil départemental de Mayotte, qui est l’autorité organisatrice du transport collectif d’intérêt régional sur le territoire, pour les transports interurbains, les transports scolaires et comme chef de file de l’intermodalité et de la complémentarité entre les différents modes de transport. Dans ce cadre, il doit coordonner son action avec celle des autres autorités organisatrices de la mobilité et définir les règles générales relatives à l’intermodalité entre les services publics de transport et de mobilité. Si ce sujet va nécessiter des investissements, il soulève surtout la question du schéma idéal de coopération entre les différentes autorités organisatrices de Mayotte, car la gouvernance et la coordination des acteurs constituent des éléments clés pour assurer le bon fonctionnement d’un projet intermodal. Structurer, hiérarchiser et rationaliser les réseaux publics de transport représente la voie à suivre pour les autorités organisatrices du département, qu’il s’agisse du Conseil départemental ou des EPCI. Or, aujourd’hui, le développement des réseaux publics se fait non seulement en parallèle, mais parfois en concurrence. Le défi est donc de taille pour le Conseil départemental, qui doit proposer, en lien avec les autres collectivités, un schéma global, cohérent et coordonné des transports à l’échelle départementale, puis pour chaque bassin de mobilité. Il revient donc au département d’élaborer une stratégie partagée d’intermodalité et de veiller à la cohérence des initiatives mises en œuvre sur l’ensemble du territoire, créant ainsi les conditions nécessaires au développement d’une mobilité intégrée à Mayotte. Ce chantier d’envergure s’étalera sur plusieurs années et nécessitera la mise en place d’une équipe dédiée de haut niveau ainsi que le recrutement d’un chargé de mission pour piloter le projet aux côtés de l’ensemble des parties prenantes, y compris l’État, dont le rôle demeure essentiel. Dans ce contexte, le recours à un bureau d’études ne pourra se justifier qu’après l’adoption d’un accord politique validant une feuille de route opérationnelle partagée et engageant pleinement tous les acteurs concernés. De nombreuses initiatives ont déjà été lancées dans plusieurs territoires de l’Hexagone et d’Outre-mer pour promouvoir l’intermodalité, témoignant de la volonté des autorités de coordonner leurs actions et d’offrir aux voyageurs des déplacements plus fluides et intégrés.
Mayotte, 101ᵉ département français et région ultrapériphérique, doit relever le défi de la mobilité durable. C’est maintenant, à l’heure où le développement des transports publics s’accélère sur le territoire et où le projet du nouvel aéroport de Bouyouni se concrétise, qu’il faut fixer le cap pour bâtir un réseau cohérent, intégré et performant. À défaut, c’est le risque d’un désordre généralisé qui menace la mobilité à tous les niveaux, avec de lourdes conséquences financières pour les collectivités, l’État, les acteurs économiques et la population, à la fois usagère des transports et contribuable.
Propos recueillis par Anne Perzo-Lafond
* Directeur Environnement, Plan Climat Air Energie Territorial, Transport et Mobilité, de la Communauté de communes de Petite Terre, il a été récompensé en 2022 par le prix Talents européens de la mobilité


