Externalisation de l’asile : l’Union européenne redéfinit les « pays tiers sûrs »

En révisant la notion de « pays tiers sûr », la Commission européenne entame une réforme majeure du droit d’asile, au risque d’en compromettre l’universalité et les garanties fondamentales.

Le 20 mai 2025, la Commission européenne a déposé un projet de révision du règlement sur la procédure d’asile. L’un des éléments centraux de cette réforme concerne la redéfinition du concept de « pays tiers sûr », notion qui permet à un État membre de déclarer irrecevable une demande d’asile si le demandeur aurait pu obtenir une protection dans un autre État, qualifié de « sûr ».

Jusqu’à présent, l’utilisation de cette procédure exigeait l’existence d’un lien réel et établi entre la personne et le pays vers lequel elle pouvait être renvoyée : un séjour antérieur, des attaches familiales, ou tout autre élément significatif. Ce lien devait justifier qu’une protection y soit sollicitée en priorité. La proposition de Bruxelles entend abolir cette exigence. Il suffirait désormais que le pays figure sur une liste européenne de pays dits « sûrs », indépendamment de tout lien personnel du demandeur avec ce territoire. Ce changement pourrait permettre des renvois vers des pays où les personnes n’ont jamais mis les pieds, sans que leur demande ait été examinée sur le fond.

Une réforme aux allures technocratiques

Présentée comme une mesure d’efficacité administrative par la Commission, cette refonte s’inscrit dans le prolongement du Pacte européen sur la migration et l’asile adopté en 2024, et dans un climat où les partis conservateurs et centristes cherchent à montrer leur capacité à « maîtriser les flux migratoires ». Le Parti populaire européen (PPE) s’est félicité d’un outil qui permettrait, selon ses termes, « de traiter plus rapidement les demandes manifestement infondées ».

Mayotte, migrants,
En 2024, environ 24.467 personnes ont été reconduites à la frontière depuis Mayotte vers les Comores, d’après une estimation des rapports parlementaires et des analyses de la Cour des comptes.

Mais cette logique d’externalisation du traitement des demandes d’asile suscite une vive opposition. Plusieurs organisations, dont Amnesty International, dénoncent une tentative de déléguer les obligations de protection vers des pays « tiers » souvent moins dotés en ressources, en capacités d’accueil, ou en garanties démocratiques. Dans un communiqué du 21 mai, Olivia Sundberg Diez, chargée de plaidoyer pour Amnesty, déclarait : « Envoyer des personnes dans des pays où elles n’ont aucun lien, ni soutien, ni perspective, est non seulement arbitraire, mais aussi catastrophique sur le plan humain. »

Le risque d’un affaiblissement structurel du droit d’asile n’est pas théorique. Selon la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), ce dispositif est contraire à la Convention de Genève de 1951, fondement du droit international des réfugiés. Le professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes, Serge Slama, note qu’il « transforme l’asile en une question de géographie migratoire, non de protection individuelle ». Autre point contesté : la suppression de l’effet suspensif des recours. Une personne déboutée pourra être transférée dans un pays tiers avant même que son appel soit examiné.

Mayotte, laboratoire de l’asile externalisé ?

Le débat européen sur les « pays tiers sûrs » trouve une résonance particulière dans le contexte français, notamment à Mayotte, département confronté à des flux migratoires importants, principalement en provenance des Comores. Si la comparaison avec la réforme européenne ne peut être poussée trop loin, certains observateurs voient dans la situation mahoraise une forme d’expérimentation administrative en matière d’asile et de contrôle migratoire.

Mayotte, décasage, bidonville, Dzoumogné,
Opération de décasage à Dzoumogné le 7 avril 2025, dans le cadre de l’opération Wuambushu, visant à une forme d’externalisation de la gestion des flux migratoires

Depuis plusieurs années, les autorités françaises y appliquent des modalités spécifiques de traitement des demandes d’asile. En vertu de l’article L. 755-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers (CESEDA), les règles de procédure sont adaptées « en fonction des contraintes particulières » du territoire. Cela se traduit notamment par des délais raccourcis pour l’instruction des demandes, une absence quasi-systématique d’accès au juge en temps utile pour les demandeurs en situation de rétention, et des expulsions rapides vers les Comores.

Dans un avis publié en 2022, la Commission nationale consultative des droits de l’homme estimait que « le droit d’asile est en réalité peu effectif à Mayotte, en raison de procédures trop expéditives et de moyens juridiques limités ». De son côté, le Défenseur des droits a publié plusieurs recommandations sur la nécessité de garantir un accès effectif à un avocat, à un interprète et à une procédure équitable.

Les autorités, pour leur part, mettent en avant l’ampleur des arrivées et la pression démographique sur un territoire aux ressources limitées. Selon la préfecture de Mayotte, près de 50 % des reconduites à la frontière effectuées en France chaque année le sont dans ce seul département. Le Gouvernement justifie ces adaptations par une situation exceptionnelle: insularité, pauvreté structurelle, et tensions sociales récurrentes.

L’élargissement envisagé de la notion de « pays tiers sûr » et la réduction des possibilités de recours marquent une évolution significative du droit d’asile en Europe. L’exemple de Mayotte, en la matière, est un cas d’école :  procédures accélérées, accès limité aux droits, renvois vers des pays tiers. Ces mesures interrogent sur l’équilibre entre efficacité administrative et garanties fondamentales.

Mathilde Hangard

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