S’il existe des gens de passage, notamment sur notre joli caillou, il en demeure certains qui marquent plus que d’autres tant dans l’approche professionnelle qu’humaine. Et au regard des divers témoignages et marques de sympathie tant à échelle locale et/ou régionale que nationale, il est aisé de comprendre que Guy Lentini fait partie de ces lumières porteuses qui rassemblent et qui, positivement, irradient. Les abonnés d’Orange Mayotte ont très certainement été surpris, il y a peu, de voir momentanément leur réseau mobile tenir une appellation étonnamment nouvelle, intitulée « Marahaba Guy ». Un clin d’œil de ladite maison pour saluer à sa manière l’immense chantier entrepris sous la joyeuse baguette électrique de ce tout nouveau et jeune retraité. Entretien.
J’ai cru comprendre que vous parliez couramment 5 langues et que votre carrière s’est principalement construite sur la scène internationale ?
Guy Lentini : J’ai commencé à travailler en 1982 au sein du service postal à Marseille à l’époque où il était encore question d’un même ministère qui comprenait les Postes et Télécommunications; les fameuses ex PTT*. C’est lors de l’historique scission et création des respectives entités France Télécom et la Poste que je me suis dirigé, après réussite de mon concours technique, vers le réseau de téléphonie.
J’ai toujours voulu faire de l’international et ai donc eu l’opportunité de travailler pour divers réseaux d’opérateurs locaux — pour lesquels France Télécom avait des actions — à travers l’Italie, Washington (USA), l’Angola, le Maroc, l’Éthiopie, la République centrafricaine, le Mozambique ou encore la Guinée équatoriale. Les langues, je les ai souvent apprises directement sur le terrain; pour l’anecdote, c’est en partance pour une affection au Brésil que j’ai commencé à étudier, pour la première fois de ma vie, le Portugais dans l’avion. Maintenant, je m’en sors plutôt bien (sourire). C’est souvent ainsi que j’ai fonctionné, par adaptation et réactivité.
Et comment Mayotte est arrivé après tout ça ?
Guy Lentini : Comme la plupart de mes missions à l’étranger, c’est arrivé par pur hasard je dirais. J’avais eu l’occasion de travailler en Guinée équatoriale là où avait également évolué en amont Jean-Marc Neple, responsable technique Orange, déjà présent sur Mayotte. C’est donc par le biais de sa prise de contact et de notre respective expérience antérieure commune que le courant est bien passé et j’ai accepté de prendre ce poste qui présentait un motivant challenge.
Vous prenez donc vos fonctions le 1er aout 2017, quel fut le bilan global ?
Guy Lentini : Ce qui m’avait intéressé dès le départ c’est qu’il s’agissait d’un terrain, non pas vierge mais presque; tout était à faire. Objectivement, nous partions de très loin et nous étions les bons derniers en bien des points. Ce qui m’a plu c’est que les marchés concurrentiels étaient bien distincts. Chaque opérateur au final maitrisait un domaine; la concurrence sur l’aspect mobile se voulait largement devant nous, donc grands étaient les défis à relever au niveau de la restructuration générale du réseau fixe et mobile. Nous n’avions par exemple pas assez de locaux techniques où sont raccordées toutes les lignes téléphoniques, les fameux NRA, ce qui fait que nous avions de très grosses déperditions de signaux et pour le réseau mobile, il était principalement centré sur le Grand-Mamoudzou ce qui fait que l’île comportait plein de zones blanches. Nous couvrions à peine 60-70% du territoire. Et la demande cliente était forte. Dès mon arrivée, j’ai été très sollicité par de nombreuses entreprises. Il fallait de surcroît accentuer les qualités et réactivités techniques terrain de nos services. Vu que chaque opérateur était dominant dans une spécificité bien précise, au final, tout le monde s’endormait sur ses lauriers et rien n’avançait concrètement. J’ai donc bousculé tout ça en allant notamment chercher nos concurrents sur leur propre terrain, mobile notamment. Et cela a généré une saine concurrence plus active du coup.
Quels ont donc été les plus gros chantiers ?
Guy Lentini : Et bien la préparation et le déploiement du réseau mobile justement. La colonne vertébrale même de notre réseau de transmission.
On ne dispose pas des antennes au hasard, vous vous doutez bien. À cela s’ajoute d’autres stratégies; nous sommes par exemple les seuls à avoir nos antennes fibrées ce qui fait qu’elles reçoivent du haut débit et ont un meilleur rendement de diffusion mobile. C’est un coût supplémentaire pour notre approche technique certes mais cela permet de bénéficier d’une meilleure couverture, sécurisée de surcroît et ce, même si nous avons moins d’antennes que nos concurrents. Grace à la fibre, nous pouvons disposer nos antennes où l’on souhaite dans une logique d’architecture de réseau. Ce qui fait que nous sommes le meilleur réseau depuis 3 ans** maintenant. Pour résumer l’état des lieux, en 5 ans, j’ai modernisé et doublé le réseau fixe et mobile. À mon arrivée, il y avait 26 stations émettrices-réceptrices de base (BTS), versus 49 aujourd’hui et 51 d’ici fin juin. Ce qui permet de densifier notre réseau mobile et de couvrir plus de 95% du territoire.
Et la 5G dans tout ça ?
Guy Lentini : Nous y sommes quasiment prêts. Grace à la technologie de nos antennes fibrées, nous avons justement anticipé les besoins. Un réseau 5G en lui même de bonne qualité, ce que nous souhaitons, pourra offrir une rapidité de l’ordre d’un térabit par seconde (1 Tb/s). Cela taquinera littéralement la fibre optique. Le danger sera dans l’anticipation du partage et de la saturation du réseau. Pour comprendre cette notion d’anticipation de la consommation, il est important de savoir qu’en 5 ans, la capacité du traffic voix mobile (appel passé depuis un téléphone mobile) a été doublé (x2) et le traffic data mobile multiplié par dix (x10). C’est un constat sociétal aussi tiré de mes expériences antérieures; lorsqu’on met à disposition de la data mobile, la population commence à s’y habituer et à consommer de plus en plus. La demande est créée avant qu’elle n’arrive.
Cette anticipation permet de densifier le réseau mobile et d’absorber la saturation. Les antennes ont forcement une capacité limitée, notamment en termes de connexions simultanées. Tous les paramètres sont à prendre en considération. C’est pour cela qu’il est important de ne pas se précipiter et griller les étapes sous couvert d’opérations coup de poing. Vendre des packs internet sur réseau mobile à des prix massivement compétitifs entraînera forcément une saturation plus précoce des réseaux. C’est ce qu’avait fait par exemple un de nos concurrents et résultat des courses : tout le réseau s’est effondré. Il est important que tous les réseaux soient justement bien différenciés. Pas d’affolement et une avancée stratégique par étape. C’est ma vision. L’intérêt de cette 5G, si elle doit être relative à du réseau internet pur, sera d’apporter des boxes dans des zones rurales. Il suffira juste de positionner une de nos antennes déjà fibrée, comme les précédentes.
La fréquence qui nous intéresse pour cette 5G, visant encore une fois une portée optimale, c’est la 3,5 GHz (Gigahertz). Le but n’est pas de proposer de la 5G pour de la 5G à une fréquence moindre et du coup peu interessante en comparaison d’une bonne 4G. Non. Cela n’est ni ma vision, ni notre politique. Cette fréquence qui doit nous être attribuée par l’Agence nationale des fréquences (ANFR) existe déjà depuis un certain temps sur Mayotte mais, dans l’immédiat, elle est le monopole de l’armée. Et tant qu’elle n’est pas libérée, nous sommes dans l’obligation d’attendre…
Un mot sur le réseau par satellite ?
Guy Lentini : Comme vous le savez, nos câbles sous marins LION2 et maintenant LION3, notre petit nouveau formulé avant mon arrivée mais que j’ai intégralement mis en place avec mes équipes, permettent d’acheminer cette fibre. Ce qu’il faut comprendre, c’est que cet investissement supplémentaire d’un montant tout de même de 15 millions d’euros (payé par un groupement d’entreprises internationales) n’apporte rien directement de visible au client. C’est un investissent dans l’ombre que veut Orange pour garantir la pleine sécurisation réseau de ses clients justement.
Nous louons des bandes passantes, que nous n’utilisons pratiquement pas, à un consortium international, notamment sur ce LION3. Nous louons la plus grande longueur de bandes passantes en comparaison de nos concurrents ce qui garantit, en cas de coupure, des dommages nettement amoindris, voire imperceptibles, pour nos clients. S’il y avait quelconque incident sur le raccordement LION2, et son cheminement en amont, nous sommes en capacité de basculer sur le LION3 sans aucune conséquence pour nos clients et c’est pour cela que nous investissons dans l’anticipation et la sécurisation garanties. Et c’est grâce aussi à ce raccordement sous-marin que nous avons démonté les 2 antennes satellites locales qui finalement coutaient plus cher que ce qu’elles n’apportaient d’efficacité dans leur rendu.
À l’intérieur de chaque gaine de nos câbles sous-marins se trouve de nombreuses sous-ramifications notamment de 8 fils en verre matérialisant chaque extrémité, appelés fibre dans lesquels, pour chaque micro-unité encore moins épaisse qu’un cheveu, il est un débit passant de bande, de type lumière (fréquence optique), d’une capacité de l’ordre de 20 Tb/s. Il faut bien entendu ajouter des répéteurs sur ces réseaux afin que cette diffusion soit pleinement efficiente; un peu comme une pompe à eau pour rehausser la pression en fait mais c’est tout bonnement inimaginable et sans comparaison possible. Donc le réseau par voie satellitaire grande ou faible latence, n’est pas une concurrence, loin de là sachant de surcroît la couverture quasi intégrale de notre réseau désormais.
Nous sommes obligés d’en venir au sujet de la fibre optique très haut débit notamment mutualisée…
Guy Lentini : Toute cette technologie de très haut débit, venant donc par voie sous-marine, nous l’avons jusqu’à nos nœuds de raccordement d’abonné (NRA). Elle est déjà présente sur notre territoire. Là où elle disparait, entre guillemets, c’est entre le NRA et l’abonné. Mais cela ne relève malheureusement pas de nos fonctions, il est question de Réseau d’initiative publique (RIP); c’est le Conseil départemental de Mayotte qui est propriétaire de ce réseau dont l’appel d’offre public a été finalisé le 2 mars 2022. C’est donc dans les mains de l’institution concernée.
Depuis cette année, le FTTO*** (Fiber to the Office) a commencé à être commercialisé (en conséquence d’un appel d’offre antérieur du CD remporté par Orange). C’est un réseau dédié de l’opérateur jusqu’à l’entreprise; il n’est pas mutualisé, il n’y a aucun intermédiaire entre le nœud de raccordement et le local récepteur. C’est un réseau de bout en bout que nous sommes les seuls à louer au département et à commercialiser. Mais pour les autres réseaux très haut débit mutualisés donc, vers les particuliers notamment, cela est en attente depuis notre dépôt de dossier le 30 juin 2022, date limite des réponses de l’appel d’offre concerné. Avec Zeop La Réunion, nous sommes les 2 seuls à avoir répondu pour l’installation de tout ce réseau post NRA et potentiellement devenir le fournisseur d’accès internet (FAI) très haut débit de Mayotte. Je me suis battu pour qu’on réponde à cet appel d’offre plutôt conséquent, pour ne pas dire titanesque. Nous sommes donc en attente de leurs réponse et directives.
Quelles ont été les grandes lignes de votre volonté au niveau de ce service technique que vous gérez ?
Guy Lentini : Nous avons fait les choix de ne sous-traiter qu’une petite partie des services locaux tout en priorisant le développement des effectifs et compétences techniques de nos équipiers internes. Cela garantissait plus de réactivité et de marge de manœuvre, encore une fois, dans l’intérêt de nos clients. Nous avons failli fermer ce service à mon arrivée pour motif de rentabilité mais ma volonté était justement de maintenir ces emplois détenus par 95% des mahorais. Je recrute prioritairement sur le jeune marché local, c’est un point d’honneur que je mets et qui garantit aussi une pérennité soutenue des services. On a suffisamment à faire avec une technologie en perpétuelle évolution pour laquelle il est important de maintenir à jour ses compétences, si en plus on doit gérer un turnover humain; cela n’est pas viable. Toutes les personnes que j’ai recrutées en création d’emploi plus-value et ingénierie, elles sont encore dans nos murs sans compter les remplacements des départs en retraite que j’ai palliés.
En comparaison de ce vécu professionnel antérieur qui n’est pas des moindres, qu’est-ce qui vous a frappé à Mayotte ?
Guy Lentini : Je dirais l’esprit du système D des techniciens. Je me suis appuyé sur ce système de débrouillardise tout en leur apportant les connaissances techniques d’ensemble qu’ils n’avaient pas conscience de maîtriser. Ma difficulté en arrivant était justement d’évaluer ces respectifs axes d’amélioration pour mettre en place des process de mises à jours aussi basés sur des méthodes de références nationales qui ont fait leurs preuves à travers les années et qui permettent de s’appuyer sur un soutien délocalisé par exemple. Le but étant de parler le même langage technique. À mon arrivée, il existait malheureusement un genre de mur entre la Réunion et Mayotte.
Une dynamique culturelle où l’on croit que l’un se désintéresse de l’autre et vice versa. Mes techniciens mahorais allaient chercher des réponses sur Nancy, Strasbourg ou même Lyon alors que le département voisin est à côté. J’ai donc eu pour sorte de mission interne première, de créer des canaux de communication entre Mayotte et La Réunion pour justement casser avec cet isolement et, à notre échelle, réduire par exemple les délais SAV et combler enfin nos retards de production tout en mettant à jour les compétences professionnelles escomptées pour chacun. Tout ceci a permis un calendrier plus soutenus des formations régionales continues ainsi qu’une montée en compétence de nos équipes. Nous sommes donc en partenariat soutien priorisé avec La Réunion et nous faisons appel au réseau national que de manière exceptionnelle désormais. La bienveillance est dorénavant partie prenante dans ces échanges tout comme la pleine visibilité de Mayotte au yeux de la direction nationale. La directrice Orange France de l’époque, Fabienne Dulac, et même le directeur financier, se sont déplacés sur notre département; c’est exceptionnel mais aussi un gage de réussite de faire valoir les besoins singuliers propres à notre île.
Les défis étaient nombreux et pluridisciplinaires du coup ?
Guy Lentini : L’intérêt de mon poste était justement de choisir mes combats en les priorisant. Nombreux étaient les challenges à relever tout comme les besoins; mon prédécesseur ayant plus un profil technique que manager. Mon œil justement de manager étant de m’appuyer et de valoriser les compétences des mes techniciens. Mettre en valeur les autres est ce pour quoi j’aime mon métier dans une approche avant tout humaine. Et ma plus grande satisfaction est justement de les voir rire sur leur lieu de travail. Le plaisir de s’amuser en travaillant voilà ce que je pense avoir impulsé de nouveau ici. Je mets un point d’honneur à laisser ma porte toujours ouverte car personne ne me dérange, bien au contraire. Les échanges sont primordiaux et je suis extrêmement touché d’avoir été intégré à la famille mahoraise. L’inconsciente barrière entre la direction et les employés n’existe plus tout comme je suis heureux d’avoir inconsciemment collé la culture mahoraise à ce géant international qu’est le Groupe Orange.
On quitte Mayotte dans quel état d’esprit ?
Guy Lentini : Je laisse une équipe soudée, compétente et solidaire qui ne demandait qu’à être stimulée et qui s’est enfin révélée telle qu’elle est. En recrutant des jeunes mahorais(es) il a aussi été impulsé grâce à eux cette culture de l’entreprise et cette fierté d’appartenance à Orange qui n’existait pas avant mon arrivée. Beaucoup de mes employés m’appellent ’’papa’’ et je perçois cela non pas comme un manque de respect mais bien un grand honneur. Cet aspect familial me touche profondément c’est bien évidemment à regret que je quitte ma famille mahoraise. Je voulais terminer ma carrière dans une telle énergie et c’est aussi pour cela que je suis venu à Mayotte; je l’avais très vite pressenti. Les télécoms m’ont offert la richesse de plusieurs vies sous couvert d’un seul métier des plus polyvalents, Mayotte m’a offert une seconde famille pour qui les contacts sont et resteront. Et ma porte est grande ouverte à Marseille…
C’est avec pudeur et quelques larmes perceptibles dans l’encoignure des yeux que nous laissons l’intéressé dans ce bureau plein de vie, d’humour et de partage, décoré aux couleurs d’Orange et de l’Olympique de Marseille, lui souhaitant bon vent pour ce nouveau chapitre de vie et ce grand tournant. Bonne retraite à vous Monsieur Lentini et comme l’écrivait Michel Audiard dans son film les Barbouzes : « La retraite, faut la prendre jeune. Faut surtout la prendre vivant. C’est pas dans les moyens de tout le monde… » alors profitez !
MLG
*Historiquement, en France, les postes, les télégraphes et les télécoms étaient une seule et même entité; les fameux PTT. C’est suite à une grande réforme nationale du 2 juillet 1990, relative à l’organisation du service public que les entités concernées (les télégraphes ayant disparus entre temps) se sont séparées.
** Pour la troisième année consécutive, le réseau Orange à Mayotte a été sacré meilleur réseau mobile par L’ARCEP (autorité administrative indépendante chargée notamment de réguler le secteur des communications électroniques).
*** FttH, FttE, FttO : ces termes anglicanes désignent trois types de fibre optique accessibles pour les entreprises et les particuliers. Home et Entreprise pour les 2 premiers qui correspondent à de l’internet fibre très haut débit en connexion mutualisée et le dernier, Office qui se veut connexion de bout en bout sans partage.