Le procès de Théophane Narayanin dit « Guito » s’ouvre enfin, dix ans après les faits

Après plusieurs reports, le procès de Théophane Narayanin, dit “Guito”, et de quatre autres prévenus pour l’agression de Me Emma Buttet en 2015 s'est ouvert ce mardi 9 décembre au tribunal judiciaire de Mamoudzou.

Le procès de Théophane Narayanin, dit “Guito”, poursuivi pour association de malfaiteurs, ainsi que celui de quatre autres prévenus — trois pour violences aggravées et un pour subornation de témoin — tous mis en cause dans le cadre de l’enquête sur l’agression de Me Emma Buttet en 2015, s’est enfin ouvert ce mardi 9 décembre. L’affaire, déjà renvoyée à plusieurs reprises en raison de manquements et d’irrégularités dans la procédure, avait encore été reportée en octobre dernier.

Le tribunal judiciaire de Mamoudzou, impartial pour cette affaire ?

La victime étant une ancienne avocate du barreau de Mayotte, les avocats des prévenus ont interrogé l’impartialité de la cour (photo d’illustration).

Ce matin, parmi les avocats des prévenus comme parmi ceux des parties civiles, certains demandaient encore le renvoi de l’affaire : l’un des avocats n’avait pas pu faire le déplacement pour représenter son client, tandis que l’avocat des parties civiles représentant Me Emma Buttet déplorait avoir été écarté des échanges et ne pas connaître l’état complet de la procédure.

À l’inverse, d’autres avocats — là encore des deux côtés — ont indiqué vouloir que le procès se tienne dès aujourd’hui, afin d’éviter un nouveau renvoi pour des faits qui remontent désormais à dix ans.

Les arguments ont été longuement exposés avant que les juges ne décident de rejeter la demande de renvoi, suivant l’avis du représentant du procureur de la République.

Pour autant, il a encore fallu plus d’une heure de débats avant de savoir si l’audience pourrait réellement commencer, les avocats de “Guito” ayant déposé une requête en dépaysement, invoquant un défaut d’impartialité du tribunal judiciaire de Mamoudzou. Ils ont soutenu que l’avocate prise pour cible, Me Emma Buttet — alors que c’était en réalité Me Sylvie Sévin qui était visée — se trouvait, à l’époque des faits, membre du même barreau, ce qui affecterait selon eux l’impartialité locale. « Qu’on le veuille ou non, Mayotte est une petite île et cela risque une solidarité envers le barreau de Mayotte, je pense qu’on peut même parler de pollution institutionnelle dans cette affaire », a appuyé l’avocat d’un prévenu.

Ces propos ont vivement fait réagir Me Fatima Ousseni, ancienne bâtonnière de l’ordre des avocats au barreau de Mayotte — représentante du barreau et garante de la profession — qui a dénoncé ce qu’elle considère comme une tentative de privation de justice. « Mayotte est l’un des départements où il y a le moins d’avocats de toute la France, notamment parce qu’ils sont agressés en raison de leur fonction. Sous-entendre qu’il existe des discussions entre le bâtonnier et la cour qui pourraient influencer le verdict… il n’y a pas même un commencement de lien », a-t-elle fustigé, rappelant que les avocats de Mayotte doivent pouvoir accéder à la justice sur leur territoire.

Des arguments à nouveau soutenus par le représentant du procureur, qui a insisté sur le fait que la seule petitesse de la juridiction ne constituait pas un motif valable de dépaysement et que « la proximité n’existe pas ». « Aucun membre du barreau au moment des faits n’est présent aujourd’hui, tout comme les victimes qui ne travaillent plus à Mayotte », a-t-il précisé. Après plusieurs minutes, les juges ont également rejeté la demande de dépaysement.

Si les demandes de renvoi et de dépaysement ont été rejetées, elles ont néanmoins donné le ton de ce procès, programmé sur deux jours et particulièrement attendu. La plupart des médias de Mayotte étaient d’ailleurs présents durant l’essentiel de l’audience.

Une agression sous fond de contentieux autour de l’acquisition d’une parcelle 

Mayotte, braquage, ETPC, Bandrélé, carrière, vols,
Selon “Guito”, Me Sylvie Sevin aurait joué un rôle dans l’acquisition d’une parcelle au profit de Vinci, le principal concurrent de son entreprise, non pas en tant qu’avocate mais en raison de ses liens privés.

Au-delà de l’impatience des victimes comme des prévenus, liés à une affaire renvoyée à plusieurs reprises, les faits survenus le 2 septembre 2015 se distinguent surtout par leur grande violence :

Dans la matinée de ce mercredi 2 septembre, Me Emma Buttet arrive à son cabinet situé aux Hauts-Vallons pour débuter sa journée de travail. Mais une fois la porte d’entrée ouverte, elle tombe nez à nez avec plusieurs hommes dans les escaliers du bâtiment. L’un d’eux la frappe à la tête et il faut l’intervention de ses collègues avocats, alertés par ses cris, pour que les malfaiteurs quittent les lieux en courant. Ces derniers rejoignent une voiture et s’enfuient, mais un agent de sécurité réussit à identifier le logo d’une entreprise de location de voitures, permettant aux enquêteurs de rapidement interpeller les individus avant qu’ils ne quittent Mayotte pour La Réunion.

Les enquêteurs constatent qu’aucun objet de valeur n’a été dérobé lors de l’agression et se demandent quel était le motif réel. Ils se rendent également compte que l’avocate victime n’était pas celle visée : les malfaiteurs s’étaient fiés aux panonceaux du cabinet de Me Sylvie Sévin pour conclure qu’elle serait la première à arriver ce matin-là.

À l’époque, “Guito”, patron de la société de matériaux de construction IBS, était en conflit judiciaire avec l’ancien maire et conseiller général de Koungou, Frédéric D’Achery, propriétaire des terrains de Kangani que “Guito” souhaitait acquérir pour poursuivre le développement de son entreprise. Le terrain a finalement été vendu à la multinationale Vinci pour un montant bien inférieur : 200.000 euros selon Théophane Narayanin, qui affirme avoir encore des remords et attend toujours que l’affaire soit portée devant la justice, alors qu’il avait lui-même proposé 4 millions d’euros.

L’avocate de Frédéric D’Achery n’était autre que Me Sylvie Sévin, et c’est dans ce cadre que les soupçons se sont accrus à l’encontre de “Guito” après l’agression de Me Emma Buttet. Pour “Guito”, qui nie toute implication, ce n’est pas le rôle d’avocat de Me Sévin qui pose problème, mais plutôt ses liens privés avec un membre de Vinci, qui auraient joué en sa défaveur pour l’acquisition de la parcelle.

Pour que les enquêteurs puissent relier l’affaire à “Guito”, il a fallu attendre le 16 août 2016, lorsque ce dernier se rend à la gendarmerie de Sainte-Marie à La Réunion pour déposer une plainte pour extorsion par menace. Après plus d’un an d’incarcération, les membres du groupe qui ont attaqué l’avocate se seraient rendus au siège de la société de “Guito” pour lui demander de l’argent, que le chef d’entreprise aurait promis de leur verser s’ils ne divulguaient pas son identité.

« On s’est fait manipuler », explique un agresseur

Bois d'Arcy, Fleury Mérogis, prison, Mayotte
Selon les prévenus, “Guito” leur aurait promis des récompenses s’ils gardaient secrète son implication dans l’agression de l’avocate.

L’un des prévenus, celui qui aurait donné les coups, était présent à l’audience en visioconférence depuis une prison de La Réunion ce mardi. « J’assume que j’ai attaqué quelqu’un ce jour-là, si on me reproche quelque chose c’est qu’il y a une raison, mais c’est très vague, je ne m’en souviens plus vraiment. Je venais de sortir de prison et je prenais des substances (alcool et drogue), je mélangeais tout », a-t-il expliqué. « J’ai subi des pressions : d’un côté on m’a proposé de l’argent pour dire que c’est Théophane Narayanin qui nous a envoyés, de l’autre on me disait de ne rien dire. Dans cette affaire, je n’ai jamais touché d’argent ».

Comme lui, les quatre autres prévenus (dont l’un est décédé et n’est donc pas jugé) reconnaissent en partie les faits et pointent désormais la responsabilité de “Guito” comme commanditaire. Dans une lettre adressée aux juges le 8 décembre, B. écrit : « Théophane Narayanin m’avait promis de m’aider pour mon projet dans la restauration et dans l’installation de bungalows à Mayotte, si on ne parlait pas de lui avant notre sortie de prison. Mais au final, il ne m’a pas aidé, on s’est fait manipuler. Je regrette tout ce que j’ai fait ».

À la barre, “Guito” reconnaît avoir donné des sommes d’argent à la sœur de B., mais ces montants n’ayant pas été acceptés, les rencontres se faisaient sur un parking de supermarché. « C’était le prix de la tranquillité. Je suis prêt à débourser 5.000, 10.000 euros pour protéger ma famille, mais là il me demandait des sommes pharaoniques et j’ai compris qu’il voulait m’extorquer », explique-t-il, ajoutant que sa décision initiale de ne pas déposer plainte était influencée par sa culture et les valeurs de solidarité de sa communauté.

Un autre point qui interpelle les enquêteurs : “Guito” s’est acquitté des frais d’avocat de B. pour 25.000 euros auprès d’un avocat lui-même désormais prévenu dans l’affaire. Lorsque B. a voulu changer d’avocat — une collègue de l’avocate agressée — “Guito” s’est inquiété : « Je voulais indiquer qu’il était important d’être jugé sur le droit et non en raison d’un copinage », maintient-il aujourd’hui, réfutant avoir choisi les avocats à la place des autres.

À la barre, Théophane Narayanin reste sûr de lui

« Selon vous, quel intérêt aurait pu avoir B. d’agresser cette avocate ? Quel intérêt pour lui de vous racketter ? », demande le représentant du procureur à « Guito » afin de recentrer le débat. « Ce garçon s’est trompé d’adresse et il est tombé sur moi. Il a raté son plan, il est passé de l’indélicatesse au racket. Moi j’ai toujours été dans la légalité, j’ai ma conscience pour moi. Vous pensez que je serai capable d’envoyer quelqu’un pour frapper une personne qui fait son métier ? Je pense avoir assez de philosophie pour savoir ce qu’est un avocat. À l’époque mes rapports avec Me Sevin étaient respectueux, il y avait une tension intellectuelle mais rien ne peut laisser imaginer une envie de violence ».

« Vous avez pourtant été condamné pour violence envers Mr. Dachery, un homme de 80 ans, parce qu’il était votre adversaire dans une affaire », a rétorqué le ministère public.

L’audience se poursuivra ce mercredi 10 décembre, dans une affaire dont la complexité est à la hauteur de l’attente suscitée par le verdict.

Victor Diwisch

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