L’enquête menée conjointement par Le Monde et le média d’investigation Lighthouse Reports montre que les manœuvres de la police sont en cause dans plusieurs de ces naufrages. « Le Monde et ses partenaires ont recueilli une vingtaine de témoignages et ont eu accès à diverses enquêtes judiciaires et administratives à même de documenter plusieurs interventions dangereuses au large de Mayotte. Des cadres du ministère de l’Intérieur confirment le recours à ces pratiques d’interception agressives », indiquent les journalistes.
Des témoignages inquiétants concernant le dernier incident en date, celui du 15 juillet dernier
Nous avons pu lire dans l’enquête différents témoignages recueillis par les journalistes au cours de ces dernières années, mais nous avons choisi de nous pencher sur ceux qui étaient présents à bord de l’embarcation qui est rentrée en collision avec un intercepteur de la PAF le 15 juillet dernier.

Souvenons-nous… Vers 4 h du matin, mardi 15 juillet, un kwassa-kwassa en provenance d’Anjouan, avec 19 personnes à son bord, se rapproche de Sada quand il est repéré par la police aux frontières. Les deux embarcations entrent en collision, faisant chavirer le kwassa-kwassa et tomber à l’eau les personnes à son bord : 17 individus sont secourus, 2 autres décèdent.
Selon des témoignages recueillis par les journalistes, l’une des personnes présentes à bord de l’embarcation aurait affirmé à nos confrères du Monde et de Lighthouse Reports avoir « vu son petit neveu de 4 ans tomber dans l’eau suite au choc puis couler sans qu’il ait pu lui porter secours ». « C’est vraiment ignoble. Ils sont arrivés par l’arrière. Notre pilote a cru qu’il pouvait encore s’enfuir car nous n’étions pas loin de la plage. C’est à ce moment-là qu’ils nous sont rentrés dedans. S’ils nous avaient laissés accoster, ils auraient pu nous interpeller sans tuer des gens », peut-on lire dans l’article.
Un autre témoin présent lors de cet événement raconte : « Après nous avoir heurtés, ils ont fait marche arrière jusqu’à une distance de 30 mètres et ils nous ont regardés. L’embarcation s’est déchirée, tout le monde est tombé à l’eau. Et ils sont restés entre dix et quinze secondes sans réagir ».
D’autres occupants du kwassa rapportent avoir été victimes d’un abordage violent. Ainsi, toujours d’après l’enquête de nos confrères, un bateau de la police aux frontières serait volontairement entré en collision avec le leur et plusieurs personnes seraient tombées à l’eau, « le tout sans sommation ni avertissement ». « Les policiers devaient nous sauver, pas nous tuer », témoigne l’un d’eux.
« Nous n’avons pas la capacité à intervenir de façon offensive »

Suite à cet accident, le préfet de Mayotte, François-Xavier Bieuville, et le procureur de la République, Guillaume Dupont, avaient organisé une conférence de presse indiquant que « le kwassa aurait commis un refus d’obtempérer », tout en indiquant attendre le résultat des enquêtes en cours. Une enquête était ouverte par le procureur de la République afin d’établir les circonstances exactes de cet accident. « Une enquête de flagrance a été ouverte pour homicide et blessure involontaire aggravée, pour aide à l’immigration et entrée irrégulière sur le territoire », précisait alors Guillaume Dupont, « la peine encourue pour ces faits est de dix ans d’emprisonnement », ajoutait-il.
De son côté, François-Xavier Bieuville indiquait que « L’État condamne fermement l’attitude des filières d’immigration clandestine, qui sont les premières responsables de ce drame, que ce soit les personnes qui participent au départ des Comores ou à l’arrivée à Mayotte. Une vie est une vie et on ne peut pas accepter que ces vies soient mises en danger de cette façon-là ».
Et d’ajouter : « Nous observons des comportements de plus en plus agressifs de la part des kwassa et des passeurs qui n’hésitent pas à percuter les bateaux de la gendarmerie et de la police, et nous pouvons donc considérer qu’il s’agissait de comportements volontaires et donc de refus d’obtempérer, ce qui n’a pas été déterminé, pour le moment, dans l’accident de mardi (…).
La doctrine d’intervention du droit de la mer est une doctrine de recherche et de secours, nous n’avons pas une capacité à intervenir de façon offensive. L’intervention d’hier a été réalisée avec cette doctrine, et elle restera la même. On distingue les personnes qui sont sur le kwassa du passeur. Ce dernier doit être intercepté, mais les passagers doivent être secourus pour être extraits de cette circonstance du danger qui est le passage lui-même. C’est donc une opération de recherche et de secours et non une offensive », insistait alors le représentant de l’État.
Selon les chiffres de la préfecture de Mayotte, en 2024, 493 embarcations ont été interceptées, transportant 6.764 personnes. L’année précédente, c’était 661 kwassa interceptés. Selon le Cross Sud océan Indien en 2023, à Mayotte, il y eu 136 opérations de secours dont 99 opérations liées à l’immigration clandestine par kwassa kwassa ; 89 assistances médicales sur des kwassa kwassa ; 4 chavirements ; 214 personnes secourues ; 114 personnes assistées ; 4 personnes décédées ; 9 personnes disparues.
Les journalistes du Monde et de Lighthouse Reports écrivent dans l’article : « Un haut gradé de la gendarmerie admet ainsi que les intercepteurs « coupent la route » des kwassa et vont jusqu’à « taper leur proue ». C’est pour qu’ils s’arrêtent parce qu’ils sont en danger, justifie un gendarme en évoquant la manière dont ses collègues ont pris l’habitude de « créer une vague artificielle, en faisant des mouvements en S, pour alourdir [d’eau] le kwassa, quitte à prendre le risque qu’il chavire. Cela représente 0,05 % des cas, minimise un autre gendarme, établi pendant dix ans à Mayotte ».

Enfin, si on peut saluer le travail d’enquête mené, on peut toutefois s’étonner dans les témoignages de gendarmes qui ont été recueillis qu’aucun de ces derniers n’a fait mention des secours portés aux personnes tombant à l’eau ou de passeurs n’hésitant pas à « jeter » par-dessus bord des passagers à la vue des intercepteurs de la PAF pour qu’ils aillent les secourir, laissant ainsi la voie libre aux kwassa pour « beacher » tranquillement.
La rédaction